Dans ce pays d’Afrique centrale, l’homosexualité est un délit, une honte, un danger mortel. Insultés par leurs voisins, rejetés par leur famille, emprisonnés, condamnés par l’Etat, ces hommes et ces femmes vivent un calvaire. Certains ont choisi de se battre pour faire reconnaître leurs droits. Notre reporter a enquêté à Yaoundé.
D’ici, la vue sur Yaoundé est imprenable. La «ville aux sept collines» s’offre au regard, magnifique, du vert foncé des arbres qui y foisonnent au beige orangé des maisons à toit plat. Bien loin du brouhaha de la capitale politique du Cameroun, le calme règne. Rien d’étonnant car, entre ces allées de terre rouge, s’étend le cimetière de la chapelle Etoudi.
Sans aucune logique, les tombes sont disposées en désordre, dans tous les sens. Entourée de grosses pierres blanches et décorée de fleurs en plastique défraîchies se dresse la sépulture d’Eric Lembembe. Son nom n’est pas inscrit sur la stèle, «pour éviter les profanations», précise Marc Lambert, son ami de vingt?ans. Car Eric Lembembe était gay, et il a été assassiné en raison de son orientation sexuelle et de son engagement pour la cause homosexuelle.
Il aura fallu trois jours pour que ses proches, inquiets de son silence, se rendent chez lui et découvrent son corps supplicié. En juillet?2013, le militant a subi l’enfer et n’y a pas survécu. «?On lui a tiré la langue avec une tenaille, crevé les yeux, brisé des membres, et son corps a été entièrement brûlé au fer à repasser, jusqu’à la plante des pieds, énumère lentement Marc Lambert. Il savait qu’il était menacé, mais pas au point d’être abattu de façon aussi ignominieuse. Il s’attendait plutôt à des insultes, à des passages à tabac…?» Au Cameroun, l’homophobie tue. Elle emprisonne aussi. Selon l’article 347 bis du Code pénal, «?toute personne qui a des rapports sexuels avec une personne de son sexe?» risque de six mois à cinq?ans de prison ferme et une amende de 20?000?à 200?000 francs CFA, soit de 30 à 300?euros.
Une détention inhumaine
Marc Lambert en sait quelque chose. Le quadragénaire fait partie de ceux qu’on appelle «?les onze de Yaoundé?». En mars?2005, alors qu’il est engagé depuis déjà cinq?ans dans la lutte pour les droits LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres), il est arrêté lors d’une descente de police dans un bar où il a ses habitudes. «?Au commissariat, les autres ont négocié, distribué des pots-de-vin pour être libérés, mais moi je ne voyais pas pourquoi je devais leur donner de l’argent, je n’avais rien fait.?» Lui et dix autres prisonniers passeront une semaine en cellule à la gendarmerie, avant d’être transférés en prison. «?C’était dur, dur, dur?», répète l’ex-détenu. Il cherche ses mots, son regard doux est perdu dans le vide.
Dix?ans après, évoquer son incarcération le trouble toujours autant. Un local de 6?mètres sur 6, 18?lits pour une cinquantaine de personnes, deux robinets et trois W-C pour 2?000?prisonniers en tout genre. Les chiffres font froid dans le dos. «?Et les odeurs…, murmure Marc. Pendant que les autres dorment, vous restez debout dans les espaces libres. Le peu de riz qu’on vous donne ne tient même pas dans la main. Si vous voulez de l’eau, il faut l’acheter auprès des anciens ou accepter de coucher avec eux.?» Une nuit, on essaie de le violer lorsqu’il se rend aux toilettes, il se débat et parvient à s’enfuir. Les humiliations et les bastonnades, elles, sont quotidiennes.
Alors qu’il est encore derrière les barreaux, il décide de porter plainte contre le gouvernement camerounais. «?Avec mes avocats, nous avons saisi le groupe de travail des Nations unies contre les détentions arbitraires?», qui lui donne gain de cause en?2006. L’Onu a demandé au Cameroun de revoir sa législation et de respecter les droits humains. «?Evidemment, l’Etat n’a rien changé, mais je suis très content que la procédure ait abouti. C’est une grande joie. C’est même exaltant?!?» Effectivement, l’ancien prisonnier a retrouvé le sourire. Après un an «?et douze?jours?» de prison, Marc Lambert est acquitté.
La discrimination vient des lois
Se battre sur le terrain du droit, c’est le quotidien d’Alice Nkom, l’énergique présidente de l’Association pour la défense des homosexuel(le)s (Adefho) au Cameroun. Première femme noire à obtenir l’examen du barreau au Cameroun, l’avocate de 71?ans incarne depuis?2003 la lutte pour les droits LGBT dans son pays. Cet été-là, elle rencontre deux jeunes touristes, «?un peu plus qu’amis?». Me Nkom les avertit des risques qu’ils encourent au Cameroun, mais se sent coupable de «?gâcher leur séjour?». Elle se plonge alors, «?dans la solitude de [son] cabinet?», dans l’arsenal législatif de son pays. Et reprend tout de zéro. D’abord, aucune disposition de la loi ne doit violer celles des traités ratifiés. Or, ces traités, ainsi que la Constitution camerounaise, défendent les droits de l’homme, désignant même le chef de l’Etat comme «?garant de la sécurité des personnes?». Surtout, elle découvre que l’article 347?bis est illégal?: en 1972, l’ex-président l’a ajouté au Code pénal sans l’approbation des parlementaires.
Par ailleurs, l’inculpation pour homosexualité nécessite un flagrant délit. Impossible puisque la loi protège la vie privée et l’inviolabilité du domicile.
«?Quand j’ai vu ça, j’ai choisi de me battre. La discrimination vient des lois, et je suis avocate?; j’ai la force du droit avec moi?», assène Alice Nkom. Elégante, vêtue d’un pagne aussi bleu qu’un ciel de printemps, avec le turban assorti, elle est parée de bijoux de fines perles, bleues elles aussi. «?J’ai un rôle de modèle?; ça influence mon apparence. On peut être en tenue traditionnelle et tenir le discours qui est le mien. Si je suis habillée comme ça, partout où je vais, on sait que je suis africaine.?» L’avocate, qui a obtenu le prix des Droits de l’homme de la branche allemande d’Amnesty International en?2013, est, en effet, régulièrement invitée à l’étranger pour évoquer son combat.
En mars?2015, c’est pourtant dans son propre pays qu’elle participe à une réunion du Fonds mondial de lutte contre le sida rassemblant médecins et représentants de l’Onu. Il y est question des principales atteintes aux droits de l’homme susceptibles d’entraver l’accès aux services de santé. Et si Me?Nkom ne porte pas sa robe noire d’avocate, son verbe claque aussi haut qu’en pleine plaidoirie. Elle évoque ces deux jeunes qu’elle a défendus, emprisonnés car on a découvert sur eux un préservatif avec l’inscription «?glisse entre mecs?». Elle rappelle que les détenus gays sont violés et souvent infectés par le VIH. Elle raconte ces médecins qui lui ont rapporté devoir dénoncer les homosexuels venant se faire dépister. «?Que faire?? clame-t-elle le poing sur la table et le regard furieux. Que faire si l’on ostracise une communauté entière?? Doit-on se cacher pour aimer qui on aime???» Un peu plus tard, elle explique?: «?Ma matière première, c’est la souffrance des gens. Je vois les individus qui souffrent, qu’on harcèle en prison, que leur famille abandonne. Moi je suis là, pour les défendre.?»
Isaac, accoudé à une petite table en bois sombre, ne dira pas le contraire. Le trentenaire a cet air infiniment las de ceux qui n’ont plus rien. Il garde sur le cou des traces de griffes et des cicatrices sur les phalanges, séquelles d’une agression la semaine précédente. Il y a deux?ans, Isaac s’est fait piéger par d’anciens amis et a passé six mois et demi en prison. Après avoir été drogué, l’ex-chorégraphe se réveille au commissariat?: «?La policière me dit?: “Avoue que tu as des relations avec des hommes, on va te libérer.” Comme un âne, j’ai reconnu plusieurs histoires avec des garçons.?» La descente aux enfers est amorcée. «?Un médecin est venu, il a farfouillé dans mon anus avec les doigts pour prouver mon homosexualité.?» Les policiers se défoulent?: il est bastonné, fouetté, frappé si violemment à l’oreille qu’il perd l’ouïe pendant plusieurs semaines. «?Et quand vous arrivez en prison, où les gays et les hétéros sont mélangés, tout le monde sait pourquoi. Etre homo derrière les barreaux, c’est terrible. Pour les autres, tu ne mérites pas de vivre.?» Sa voix ne tremble pas, mais son regard trahit une profonde tristesse. Alors que sa famille et ses amis lui tournent le dos, il saisit la main que lui tend Alice Nkom. «?C’est une dame de cœur. Elle m’a beaucoup aidé. Elle m’écrivait, m’a réconforté quand j’étais malade, me permettait de manger à ma faim…?» A la suite de sa détention, Isaac a perdu son emploi et n’en retrouvera pas à cause de son casier judiciaire?; il est à la rue et n’a plus personne pour l’héberger. Les yeux baissés, triturant sa veste, le jeune homme confie ses envies d’exil. Car, depuis sa libération, sa famille n’a jamais voulu le revoir, le menaçant même de le passer à tabac s’il mettait un pied aux funérailles de sa sœur.
Pour Gaby aussi, «?tout s’est écroulé?» après son emprisonnement. «?Mes parents savaient que j’étais lesbienne. Mais, à ma sortie, mon père m’a dit?: “Tu n’es plus ma fille.” Une seule de mes grandes sœurs me soutient, elle vit en Europe.?» A sa sortie de prison, la jeune femme de 24?ans est hébergée chez une amie dans une toute petite cabane de tôle, coincée au fond du quartier populaire de Mvog-Ada, à Yaoundé. Une baraque aux murs recouverts des posters de Beyoncé et de Rihanna, où elle peut à peine faire un pas. Les pommettes hautes, une étoile tatouée sous l’œil droit et une gouaille à faire pâlir un charretier, Gaby raconte son histoire d’une voix éraillée. C’est une ex qui la dénonce, déçue d’avoir été rejetée. «?Au poste, pour que j’avoue, les policiers m’ont fait la balançoire.?» En clair, elle est menottée, puis ses poignets entravés sont attachés à ses chevilles, et on l’accroche à une barre, comme au jeu du cochon pendu. Sauf que la torture n’a rien d’un jeu et que les flics la frappent à coups de machette. «?Comment tu peux te sortir de cet enfer?? Derrière les barreaux, tu as peur de dormir, qu’on te vole ton repas. Les souris courent sur toi?», décrit-elle en jouant avec son vieux portable rose. Le tribunal demande 1?million de francs CFA (soit 1?500?euros) pour sa libération. Sa petite amie de l’époque, une Italienne, envoie l’argent, et, après presque sept?mois de détention, Gaby est libérée.
Mener le combat
Loin de se laisser abattre, la jeune femme garde le cap. Elle qui a longtemps joué pro au Canon, l’équipe de foot de première division de la ville, tapait le ballon tous les matins avec les garçons du quartier. Depuis qu’elle a quitté la cabane de son amie pour s’installer seule dans un autre abri de fortune à quelques kilomètres, elle veut se lancer dans le commerce. Tant pis pour ses études de mécanique. Surtout, Gaby veut s’engager. «?Avant, je ne pensais pas que je risquais la prison. L’amour rend bête, philosophe-t-elle. Si les gens savaient comme on nous torture là-bas, ils ne nous y jetteraient pas. Je ne veux pas que d’autres souffrent comme j’ai souffert. Il faut lutter.?» Elle rêverait d’ouvrir des centres destinés aux homosexuels, pour partager les informations sur les risques et aussi dénoncer les persécutions subies par les LGBT au quotidien. «?Ton voisin est contre toi, ta mère qui t’a mise au monde est contre toi, tes frères sont contre toi, énumère-t-elle sans se départir de son sourire. Dehors, on t’insulte, on t’humilie. Alors, il faut agir pour faire changer les mentalités et enfin supprimer cette loi.?» En attendant, elle consacre une bonne partie de ses journées à une association de défense des droits de l’homme.
A 240?kilomètres de là, dans le quartier Bali de Douala, derrière un grand mur rouge, planqué derrière un hôtel, les militants de l’Adefho, l’association d’Alice Nkom, s’affairent. On entre dans une cour baignée de soleil où souffle cette brise typique des villes côtières. A côté d’un ample drapeau arc-en-ciel, un mur de la mémoire a été érigé en hommage aux «?LGBT victimes de l’homophobie?». A l’intérieur, les jugements homophobes rendus par les tribunaux sont placardés, voisinant avec des citations de grands de ce monde en faveur des droits humains. «?Ça nous rappelle que notre combat est juste. Ici, les homos peuvent se retrouver en toute sécurité?; on leur offre une aide juridique et une assistance sociale, autant que faire se peut?», détaille JAT, Joseph Achille Tiedjou, le bras droit de Me?Nkom. Etudiant en anthropologie, le jeune homme de 29?ans s’est lancé dans un mémoire sur les droits des homosexuels et n’a plus quitté l’avocate depuis leur rencontre en?2008. «?J’avais toujours souscrit à l’argument de l’occidentalité de l’orientation homosexuelle, énonce-t-il d’un ton clair, un éternel sourire dans la voix, mais j’ai lu beaucoup d’études, réalisées ici, en Afrique, qui ont fait évoluer ma pensée.?» L’argument selon lequel l’homosexualité aurait été «?importée par les Blancs?» rencontre encore un franc succès au Cameroun, encouragé par les discours politiques et religieux. JAT s’échine donc à «?déconstruire les mythes?», comme il dit, dans les médias ou auprès des ados, et se consacre jour et nuit à l’Adefho. «?Au quotidien, c’est beaucoup de travail pour accélérer la dépénalisation, mais aussi pour répondre à des appels à projets et trouver des fonds.?» Car son engagement, comme celui d’Alice Nkom, est entièrement bénévole.
Ils tiennent grâce à des financements européens, et surtout grâce à la solidarité familiale qui permet à l’avocate d’être accompagnée par un chauffeur dans tous ses déplacements. Une sécurité indispensable, Alice Nkom étant régulièrement menacée de mort. A l’instar de Marc Lambert, le quadra emprisonné en?2005 à Yaoundé. Pourtant, dix ans après son incarcération, l’activiste ne se voit pas vivre ailleurs qu’au Cameroun. «?Même si je dois mourir, je ne serai ni le premier ni le dernier. Si on défend nos droits, si on se bat, on finira par atteindre nos objectifs. Si je pars, qui va rester???» Un sourire se dessine au coin de ses lèvres?: «?J’ai vraiment l’espoir que ça change de mon vivant. Il suffirait d’un décret pour supprimer la loi. Il manque encore une personne qui aurait ce courage, mais elle arrivera, et les comportements suivront.?» Son visage, à cet instant, est rayonnant.
Le Cameroun, une 'démocrature'
Voilà trente-trois ans que Paul Biya, 83 ans, est à la tête de la République du Cameroun. Elu pour la première fois en?1982, il a été réélu en 1997, en 2004 et en 2011, avec le même Premier ministre depuis juin?2009, Philémon Yang. Dans un système politique où la démocratie de façade ne permet pas, en réalité, la moindre opposition, Paul Biya concentre une bonne partie des pouvoirs. A ce titre, le pays de 22?millions d’habitants a été qualifié de «?démocrature?».
Au niveau économique, selon la Banque africaine de développement, le Cameroun, situé entre le Nigeria et la Centrafrique, a su «?rester stable dans une région marquée par des crises politiques et sécuritaires, mais doit utiliser sa croissance économique pour soulager la pauvreté?», notamment grâce aux filières en développement «?comme l’agriculture, le bois, la pêche, les mines et hydrocarbures?». Le revenu mensuel brut s’élève à environ 92?euros par habitant. Un peu moins de 70?% de la population de cet Etat laïque est chrétienne, 20?% sont musulmans.