Armand Mouko Boudombo
Journaliste BBC Afrique
Dans la plupart des pays africains, les problèmes évoqués pendant les dialogues nationaux persistent des mois après la tenue desdites assises.
Dialogue controversé au Tchad
Après deux reports, le dialogue national initialement prévu le 15 février 2022, doit s’ouvrir ce samedi à Ndjamena. « Il ne manque pas grand-chose », a confié jeudi à la BBC, Saleh Kebzabo, ancien opposant au défunt président Idriss Déby, désigné par les nouvelles autorités pour diriger le comité d’organisation.La tenue de ces assises qui vont durer trois semaines, selon les prévisions du comité d’organisation, est sensée aboutir à l’adoption d’une nouvelle constitution et au passage à un gouvernement civil.
Les autorités y placent un grand espoir, à en croire le président du conseil national de transition, le général Mahamat Idriss Deby Itno qui a pris le pouvoir au lendemain du décès de son père, Idriss Deby en Avril 2021.
« Aujourd’hui, plus que jamais, nous serons face à notre responsabilité devant l’histoire. La responsabilité de parler de questions longtemps évitées ou considérées comme taboues. La responsabilité de prendre des décisions difficiles pour enfin écrire ensemble la plus belle page de l’histoire du Tchad », a-t-il déclaré dans son message à la nation le 10 août, à l’occasion de la fête nationale.
Un dialogue sans les politico-militaires ?
Avant son discours à la nation, Mahamat Idriss Deby a passé quelques jours à Doha au Qatar, où piétinaient depuis le mois de mars, un pré-dialogue entre les politico-militaires et le gouvernement, sous l’égide des autorités qataries. Le général Deby a tout de même réussi à obtenir un accord, cosigné par le gouvernement et la majorité des groupes armés présents lors des discussions.Cet accord salué par le secrétaire général de l’ONU prévoit entre autres, un cessez-le-feu général, l’adoption et l’application d’une loi d’amnistie, la mise en route d’un programme de désarmement, la démobilisation des éléments des groupes signataires.
Bien que paraphé par la majorité des groupes armés présents à Doha, le texte n’a pas eu l’approbation du Front pour l'alternance et la concorde au Tchad (FACT), présenté comme le plus important groupe armé dissident au Tchad. Le groupe avait lancé, en avril 2021, une offensive depuis la Libye. C’est tentant de combattre ses mercenaires que l’ex président Tchadien, Idriss Deby Itno a perdu la vie.
Contacté par la BBC, le FACT explique son rejet de l’accord, par « le refus du gouvernement de prendre en compte nos revendications » explique Issa Ahmat, porte-parole du groupe armé. Le Fact aurait souhaité, explique – t-il à la BBC, qu’il y ait une parité sur le nombre de participants au Dialogue de Ndjamena.
En plus de cela, le FACT exigeait la libération de ses membres faits prisonniers pendant son offensive d’Avril 2021, une demande à laquelle les autorités de Ndjamena n’ont pas accédé.
Tout comme elles ont refusé de garantir au FACT, l’inéligibilité des membres du comité militaire de transition, dirigé par le général Mahamat Idriss Deby Itno, qui avait pris le pouvoir au lendemain du décès de l’ex président.
« Le FACT n’entend pas reprendre les armes », précise son porte-parole, qui par ailleurs affirme être « toujours disponible pour dialoguer ».
Mais « ce sera un premier échec si le FACT ne prenait pas part aux échanges », estime pour sa part Enrica Picco, directrice du projet Afrique centrale chez International Crisis Group.
Pour elle, il faut tout de même garder en tête l’éventualité de « la reprise des armes par le FACT, car, poursuit-elle, « le mouvement a encore ses éléments stationnés en Libye .»
L’opposition menace de boycotter
Du côté de l’opposition, le son de cloche est presque le même : boycott des assises. Après le décès du président Deby en avril 2021, la majorité des partis politiques de l’opposition avaient mis en berne leurs activités, pour « accompagner» les nouvelles autorités dans la transition.Sauf Succès Masra, un ancien de la Banque africaine de développement, président du parti "les transformateurs". Depuis, il éxige la révision de la charte de la transition pour inclure « une close de non éligibilité de ceux qui dirigent la transition actuelle et la mise sur pied d'un autre comité d'organisation de ce dialogue ». L’opposant juge l'actuel comité pas crédible et invite ses militants à manifester à Ndjamena le jour de l’ouverture du dialogue national.
A côté de Succès Masra, il y a la plateforme de la société Wakit Tama. Dirigée par l’avocat Max Loalngar, elle organise régulièrement des manifestations contre les autorités de transition.
Des marches qui se sont soldées par plusieurs décès suite à la répression policière. Les responsables de Wakit Tama ne comptent pas prendre part aux échanges qui démarrent ce 20 août.
"Nous ne croyons pas à l'issue de ce dialogue et nous allons être dans la rue. Ils vont nous tuer comme ils nous ont tués le 27 avril. Il faut que les gens ouvrent les yeux et regardent et ce qui se passe au Tchad est inadmissible." déclare Me Max Loalngar.
Vers une prorogation de la durée de la transition ?
Le dialogue qui s’ouvre ce samedi pour trois semaines avec quelques 1400 participants doit aborder plusieurs aspects de la vie sociale et politique au Tchad, notamment la paix, la cohésion sociale et la réconciliation nationale, la forme de l'État, les réformes du processus électoral, les droits et libertés fondamentaux. Ce qui doit aboutir au passage à un gouvernement civil.En prenant le pouvoir en avril 2021, les autorités militaires avaient annoncé une transition de 18 mois renouvelables une fois. Ladite doit s’achever par l’organisation d’élections, sensées remettre le pouvoir aux civils.
Un coup d’œil sur le calendrier montre qu’il reste exactement deux mois avant la fin de la première période de 18 mois.
On est donc presque sûr que les autorités militaires auront plusieurs autres mois pour diriger le pays, même si le dialogue démarre ce samedi. « on ne parlera certainement plus de transition de 18 mois » analyse Evariste Ngarlem Toldé, enseignant de Sciences politique à l’université de Ndjamena.
Pour lui, « Dieu seul sait quant est-ce qu’il y aura des élections ». Prenant l’exemple de la conférence nationale de 1996, le politologue renseigne qu’il « a fallu trois ans avant l’organisation des élections démocratiques ».
Il envisage donc des élections au moins entre 2024 et 2025, « étant donné qu’il y aura certainement un projet de constitution à soumettre à un référendum , un code électoral à écrire, il n’est pas exclu que la présidentielle d’après ce dialogue connaisse le même sort que celles d’après la conférence nationale de 1996 » conclut l'analyste.
Cameroun : dans l’attente de l’application des recommandations de 2019
Au Cameroun voisin, les autorités ont enfin consenti à organiser un « grand dialogue national » en septembre-octobre 2019.Des assises demandées de longue date par la classe politique et la société civile, après l’avènement fin 2016, d’un conflit violent dans les deux régions anglophones, après des manifestations réprimées et des grèves prolongées appelées par les syndicats des enseignants et d’avocats anglophones.
Ledit dialogue sensé trouver une solution pacifique à un conflit séparatiste sanglant qui avait déjà coûté la vie à des centaines de personnes civiles et militaires et causé le déplacement de milliers de personnes a abouti à la formulation de plusieurs recommandations.
Sur les plans du bilinguisme, de la diversité culturelle et de la cohésion sociale, la réforme du système judiciaire, le désarmement des combattants et la décentralisation entre autres.
Ces recommandations connaissent des fortunes diverses depuis trois ans.
Certaines recommandations comme celle de la mise en œuvre de la décentralisation tardent à être implémentées depuis la tripartite (gouvernement, société civile et opposition) de 1991, tenue en lieu et place d’une conférence nationale exigée par l’opposition et la société civile, et qualifiée de « sans objet ». par le président Biya. Les échanges ont néanmoins abouti à la constitution de 1996.
Si certaines recommandations du dialogue de 2019 ont été prises en compte, exemple de la promulgation d’une loi sur la décentralisation qui accorde un statut spécial aux régions anglophones ou encore la création d’un comité de désarmement des combattants dans les régions anglophones et ceux de Boko Haram dans l’extrême nord, il faut noter que « le défi de la mise en œuvre reste préoccupant » commente le politologue Aristide Mono.
Il faut également reconnaitre que le dialogue organisé au Cameroun n’a pas encore réussi à mettre fin au conflit dans la zone anglophone.
En septembre 2021, le ministère camerounais de la défense avait reconnu pour la première fois que les séparatistes de Ambazonia defense forces «bénéficiaient désormais d’un appui extérieur », au lendemain d’une frappe à la lance-roquette antichar qui a couté la vie à une quinzaine de soldats, et plusieurs civils.
Faisant le bilan du suivi des recommandations du grand dialogue, début Aout dernier, le premier ministre Joseph Dion Ngute a reconnu que « sur le terrain, la situation n’est pas encore absolument saine ».
Pour Aristide Mono, si les recommandations du dialogue piétinent, c’est en majeure partie, parce qu’elles n’ont pas une close contraignante, et « dépendent donc de la volonté des décideurs, au lieu de s’imposer à eux ».
Mali : dialogue, puis double coup d’Etat
En août 2018, le président Ibrahim Boubacar Keita est réélu pour un deuxième mandat. Entre temps, le pays est gangréné par des maux comme « la corruption, et la mauvaise gestion de l'économie », selon le président Ibrahim Boubacar Keita lui même.Il décida d’organiser un dialogue un an plus tard, afin « d’ausculter le pays pour voir quel est son mal, d’où nous vient-il et comment le soigner ».
L’opposition malienne a refusé d’y participer, le chef de file Soumaila Cissé (décédé plus tard) qualifiant les assises de « pure communication politique » des autorités.
Les assises tenues toutefois ont abouti à l’adoption de quatre résolutions, parmi lesquelles l’organisation des élections législatives, l’organisation d’un référendum et le redéploiement, des soldats pour faire face à la crise sécuritaire à laquelle fait face le pays.
Mais avant la mise en application de ces recommandations, de violentes manifestations éclatent dans le pays, elles vont conduire à un coup d’Etat, un an presque jour pour jour après la tenue du dialogue.
Toutes les résolutions ont été abandonnées. Pour les nouveaux hommes forts, il était question de « sauver le pays du chaos dans lequel il sombrait ».
Le Mali n’était pas à son premier dialogue national. En 1991, les autorités, contraintes par le vent des démocratisations qui soufflait sur le continent ont organisé une conférence nationale .
Elle a été « à la base du vivre ensemble des populations d’origines diverses » vivant au mali, à en croire Ousmane Sy, Ambroise Dakouo et Kadari Traore dans un article intitulé Dialogue national au Mali, leçon de la conférence nationale de 1991 pour le processus de sortie de crise, publié en 2016.
Bénin, crise politique avant et après le dialogue
Au Bénin, c’est « l’exclusion » de l’opposition aux législatives d’avril 2019 qui a mis le feu aux poudres. En effet, à son arrivée au pouvoir en 2016, Patrice Talon annonce les reformes politiques.Entre avril 2017 et juillet 2018, il échoue de faire passer le texte de modification de la constitution, avant de faire adopter fin juillet de la même année, une nouvelle loi portant Charte des partis politiques.
Elle impose aux partis politiques leur enregistrement au préalable devant le ministère de l'intérieur qui leur délivre un certificat de conformité pour avoir une existence légale. C’est donc une condition à remplir par les partis pour participer à des élections au Bénin.
L’objectif derrière, selon les autorités, est de mettre de l’ordre dans le milieu politique face à une pléthore de partis politiques qui participent aux élections sans véritable impact.
Mais cela constituera la première pomme de discorde, qui a conduit à des violences dans le cadre des élections législatives d’avril 2019. Ces violences électorales se sont soldées par plusieurs morts.
Des anciens présidents du pays, notamment Thomas Boni Yayi et Nicéphore Soglo ont pris la tête des revendications, accusant le chef de l’Etat de faire reculer la démocratie, et lui demandant d’arrêter le processus électoral en cours. Demande à laquelle il n’a pas accédé.
Comme conséquences, les législatives de 2019 enregistrent un taux de participation de 32%. Une assemblée nationale monocolore s’installe au parlement.
Elle est constituée de députés issus de deux partis de la mouvance présidentielle.
L’atmosphère politique est tellement tendue qu’il faut « apaiser les cœurs » selon M. Talon.
Des huit recommandations des assises des 10-12 octobre 2019, certaines ont été mises en œuvre, notamment la promulgation d’une loi portant "amnistie des faits criminels, délictuels et contraventionnels commis lors des élections législatives d’avril 2019 au Bénin".
Le texte adopté à l’unanimité des députés présents amnistiait tous les accusés pour les faits constitutifs de crime, de délit ou de contravention commis au cours des mois de février, mars, avril, mai et juin 2019 à l’occasion du processus des élections législatives du 28 avril 2019.
Mais plusieurs sont restées lettre morte comme l’organisation des élections générales anticipées demandées en 2020 ou 2021, ou tardent à être implémentées.
Notamment le toilettage de la charte des partis politiques et du Code électoral qui constituait la pomme de discorde pendant les législatives tenues quelques mois plus tôt.
« Les conditions d’enregistrement des partis politiques ont été revues. Contrairement aux législatives, aux communales de 2020, les partis avaient la possibilité de modifier les éléments de leur dossiers de candidature déjà déposés à la commission électorale » souligne un député proche du pouvoir.
Un autre os dans la gorge des acteurs politiques de l’opposition : les parrainages comme pièces constitutives des dossiers de candidature pour la présidentielle.
Une disposition obligeant les potentiels candidats à la présidentielle à obtenir des parrainages des députés avant de participer à la présidentielle a été introduite lors de la modification de la constitution intervenue en novembre 2019.
Elle obligea plusieurs challengers de Patrice Talon à être éliminés avant le scrutin du 06 avril 2021 qui verra sa réélection pour un second mandat.
Des résultats mitigés qui sont la conséquence " d’une volonté du pouvoir de ne discuter qu'avec ceux qui lui étaient favorables", pense le politologue et expert en gouvernance béninois Joël Atayi-Guedegbe, pointant du doigt "l'échec de tels processus". Il préconise l’organisation de dialogues permanents, pour mieux prendre en compte les points de vue divergents.
Un tel cadre de dialogue existe dans des pays comme le Sénégal, salué sur le plan continental pour ses alternances démocratiques, malgré le climat tendu qui prévaut souvent pendant les campagnes précédent les élections.