Dégonfler les héroïsmes nationaux et redéfinir une pensée de la circulation et du détachement: les thèses décapantes de l’historien franco-camerounais rafraîchissent le débat dans une Europe rongée par le «désir d’apartheid».
C’est un homme qui n’a pas peur de jeter par la fenêtre l’histoire nationale, les identités et les frontières. L’universalisme à la française ? «Péteux», affirme l’historien Achille Mbembe. Comme le petit dernier d’une famille, brillant mais insolent, l’intellectuel à la renommée internationale peut se permettre de bousculer ce vieux pays qu’est la France. Malgré une carrière menée depuis trente ans entre les Etats-Unis et l’Afrique du Sud, il continue de «penser et d’écrire» en français.
D’une certaine façon, Achille Mbembe est l’anti-Finkielkraut par excellence. A ceux qui, dans le sillage de l’académicien français, prônent le repli identitaire, l’historien avance le détachement.
A la manière d’un Edouard Glissant, un de ses maîtres à penser, il ne limite pas sa géographie à celle de la nation mais l’élargit au «Tout-Monde». Il rêve d’écrire une histoire commune à l’humanité qui dégonflerait tout héroïsme national tapageur et redessinerait de nouveaux rapports entre le même et l’autre ? Dans une France et une Europe qui redoutent même leurs ombres, on voit bien le potentiel subversif de la pensée de Mbembe.
Son dernier livre publié à la Découverte, au printemps, Politiques de l’inimitié, dresse le portrait peu amène d’un continent rongé par le «désir d’apartheid», mû par la recherche obsessionnelle d’un ennemi et avec la guerre comme jeu favori. Exagéré ? Lui assume le trait volontairement forcé. «Il faut réveiller ce vieux continent», dit-il lors d’une rencontre en mai à Paris.
«Puissant et transgressif»
Ce qui frappe chez lui, c’est son calme olympien, proche d’une béatitude amusée, si éloigné de la violence de certains de ses écrits. Immense crâne et lunettes d’intello à bords noirs et épais, il dégage le magnétisme de ceux capables de subjuguer un auditoire par une fulgurance théorique.
N’a-t-il pas reformulé dans son précédent livre, Critique de la raison nègre (la Découverte, 2013), le concept même de «nègre», qui, dans un environnement néolibéral, concerne en fait tous les subalternes de tous les pays. Des «hommes-marchandises», analyse-t-il. «La condition nègre ne renvoie plus nécessairement à une affaire de couleur. Le nègre est devenu post-racial.»
Souvent, l’historien est présenté comme l’un des pères des études postcoloniales : il a écrit en 2000 De la postcolonie en France, devenu un classique enseigné dans les programmes américains. Mais, Mbembe déborde largement de ce cadre théorique. Tout en partant du fait colonial, il déploie une analyse plus globale qui prend en compte l’ensemble des mécanismes de domination.
Il s’attaque aussi bien à la critique de l’universalisme qu’à celle du néolibéralisme. Lui, l’historien reconnu pour ses travaux sur la société camerounaise, a glissé petit à petit vers une philosophie politique portée par une écriture littéraire. «C’est une personnalité transgressive, puissante, imaginative, dit de lui son vieil ami, le politologue Jean-François Bayart qui a longtemps dirigé le Ceri (Centre d’études et de recherches internationales) à Sciences-Po Paris.
Mais c’est vrai, je regrette parfois qu’il ait mis de côté la recherche historique pure…» Certains lui reprochent quelques facilités théoriques destinées à plaire au plus grand nombre…
Son fan-club traverse les continents à l’image de son itinéraire. Naissance et études au Cameroun, doctorat à la Sorbonne et Sciences-Po Paris, professeur à l’université de Columbia à New York puis à Dakar où il reste quelques années avant de s’installer entre deux continents, professeur à l’université de Witwatersrand à Johannesburg comme à celle de Duke aux Etats-Unis. «C’est un cosmopolite», dit Jean-François Bayart.
Mbembe a coutume de dire que notre lieu de naissance relève du hasard. «Devenir homme dans le monde, écrit-il, est une affaire de trajet, de circulation et de transfiguration.» Défiant les origines, il croit en cette capacité de recevoir des «héritages qui n’ont rien à voir avec des histoires de naissance».
Lui parle et écrit en français, non pas dans la dévotion d’une francophonie si complaisamment célébrée mais dans une recomposition politique de la langue. «Je me situe plutôt dans le prolongement d’une pensée de langue française qui n’est pas francocentrée. Cette pensée, qui est tout à fait différente de la littérature dite francophone, est une pensée de la circulation, de la traversée et du mouvement. C’est celle de Césaire, Glissant, Fanon et d’autres.»
«Ethique du passant»
Plus insoupçonné, domine dans son parcours son passage à la Jeunesse étudiante chrétienne quand il était étudiant au Zimbabwe. «Il a été marqué par la dimension prophétique du christianisme, explique Jean-François Bayart, on la retrouve aujourd’hui dans ses écrits.» L’un de ses mentors est l’ancien jésuite devenu philosophe, Fabien Eboussi Boulaga.
De ses multiples apports, Mbembe tire une «éthique du passant» : au fond, nous ne serions les citoyens d’aucun pays en particulier. Une radicalité qui peut choquer mais qui a le mérite de renouveler le débat en France, pays à bout de souffle sur son histoire et son pedigree.