Par Geneviève Sagno - BBC News Afrique
Lorsque j’ai rencontré Juliette pour la première fois, elle m’a parlé d’une étude au constat alarmant qui rapporte que "les enfants adoptés présentent un risque plus élevé de tentative de suicide que les enfants non-adoptés".
Juliette a traversé de nombreuses difficultés en grandissant. Au sein d’une fratrie composée d’une sœur et d’un frère également adoptés mais de familles biologiques différentes du Mali, la jeune femme de 24 ans a longtemps associé adoption avec abandon.
Ses questionnements sur ce qu’est une famille l’ont souvent poussée à tester la force des relations avec ses proches et à exiger des preuves d’amour inconditionnel comme pour dire "Est-ce que si je te pousse à bout, tu vas me lâcher ou pas ?".
Étudiante en études de sociolinguistique, Juliette se définit comme une personne hybride, complexe et multidimensionnelle qui porte deux prénoms. Avant l’adoption, Juliette s’appelait Fanta "comme ma nourrice, mon homonyme. Donc c’est aussi mon nom".
Recueillie dans un orphelinat de Bamako après avoir été abandonnée à la naissance, Juliette nous fait le récit de sa vie depuis son adoption à 15 mois par une famille française.
L’histoire de Juliette est une histoire de femmes, une histoire de filiation, une histoire de famille dans son entièreté et dans sa profondeur.
Ce récit est une version éditée et condensée de mes conversations avec Juliette.
Pourquoi ai-je été abandonnée ? Peut-être que je le mérite
Il serait faux de dire que l'adoption est le noyau de toutes les choses qui se sont passées dans notre famille, même si ça l'est aussi pour d'autres choses.Je suis née en 1997 au Mali. C’est ce qu’on m’a raconté.
Ensuite, j’ai été adoptée à l’âge de 15 mois par des parents français qui avaient déjà adopté deux enfants. On a vécu, ma sœur, mon frère et moi, à la campagne dans une petite ville dans l'ouest de la France, tous les trois adoptés de familles biologiques différentes du Mali.
J’ai eu des périodes, surtout à l'adolescence, où je n'allais vraiment pas bien, émotionnellement et psychologiquement, ce qui a fait que je n’allais pas bien physiquement.
J’étais très colérique, mais je ne savais pourquoi et d’où ça venait. Je me scarifiais. J'avais des troubles alimentaires.
Une question revenait en boucle dans mon journal : ‘Pourquoi ai-je été abandonnée ? Peut-être que je le mérite. Peut-être qu’il y a un truc chez moi qui ne va pas’.
Je pensais que c'était ma faute et qu’en me faisant du mal, je pourrais ôter le mal hors de moi. ‘Peut être que si je suis plus mince, plus belle, plus machin, on pourra m’aimer plus’.
Mais ce n'était jamais assez. Il y avait toujours un truc en moi qui faisait qu'on ne voulait pas de moi.
C'était un cercle vicieux car je ne m'aimais pas, j'avais l'impression de ne pas être aimée et que je méritais tout ce qui m’arrivait. Mais d'un autre côté, c'était aussi un appel à l'aide parce que j'avais envie qu'on me voie, qu’on me remarque.
Faire payer mes parents adoptifs
J'avais aussi de la colère envers mes parents [adoptifs] notamment parce que j'avais l'impression qu'ils n'avaient pas vu tout ça ‘Ils s'en fichent, ils n'ont rien vu’.Je me rappelle avoir dit à ma mère ‘on ne parle jamais des choses qui comptent’. Alors que moi, j'avais des sujets prédéfinis, des choses importantes qu'on aurait dû aborder.
On me disait que je posais trop de questions.
En grandissant, j'ai appris que tout compte et que toute chose qui se dit a une signification.
Mais à l’époque, j'étais beaucoup dans le conflit, j’étais le trouble-fête dirait-on.
J'ai aussi été victime d’une agression sexuelle et ça a ajouté au fait que j’allais mal.
Je me suis dit : ‘Peu importe ce qui se passe dans ma vie, tant que je ne suis pas morte, ils ne verront rien’.
J'étais en pleine dépression. Je souffrais d’avoir été abandonnée et je le faisais payer à mes parents [adoptifs].
Adopter mes parents
Je pense que j'essayais de leur faire mal. J'avais l'impression qu'ils m'avaient fait du mal en prenant des décisions à ma place concernant mon adoption. Je pensais que s'ils ne m'avaient pas adoptée, il n'y aurait pas eu d'adoption.Maintenant, je ne vois plus les choses comme ça. J’ai réfléchi un peu plus à la question et je me dis que s’ils n'existaient pas, il y aurait sûrement eu une autre adoption. Mais c'était ma réalité.
Il y a beaucoup de choses que je vois maintenant et que je mets en mots mais que je n'arrivais pas à voir à l'époque. Aujourd’hui, je n'utilise plus le terme ‘abandon’ parce que je pense que ce n’est pas forcément le bon mot, mais c'est vraiment comme ça que je vivais les choses à l'époque.
Ce qui était complètement malsain parce que je m’en rends compte aujourd’hui, mes parents étaient toujours là. Tout cela n’a servi qu’à ternir le lien.
Aujourd’hui, avec mes parents, on réapprend à se connaître. L’amour que j'ai pour eux est en train de se construire et ça me tient énormément à cœur.
J'aime bien dire que je suis dans le processus d'adopter mes parents.
Il y a un aspect presque inanimé, une réification des enfants, des personnes adoptées, qui se fait parce qu’on n'a pas le choix, parce que souvent on est très jeune. Aujourd’hui, mon intention est de parler ma vérité.
Je pense très fortement que les laissés-pour-compte de l’adoption sont les personnes adoptées et les premières familles, biologiques ou d’origine (dans mon cas) dont on n'entend jamais ou très rarement le récit. Ce sont les personnes dont j’ai envie de prendre soin et de chérir par-dessus tout, c’est ma famille.
En savoir plus sur moi, sur l'adoption et le Mali
D’aussi loin que je m’en souvienne, mes parents nous ont dit tout ce qu’ils savaient et nous ont donné libre accès à nos dossiers [d’adoption], en disant ‘Il est là, c’est le tien’. Mais il y avait des choses que je ne comprenais pas et je leur demandais parfois un petit peu plus de détails.‘J’ai été abandonnée à la naissance, déposée dans un orphelinat, une femme du nom de Fanta m'a recueillie, j'ai vécu avec elle puis j'ai été adoptée’, c'était à peu près ce que je savais de mon histoire de début de vie.
Il y a environ un an, j'ai commencé à réfléchir consciemment au fait que j'avais envie d'aller au Mali et d'en savoir plus sur mon histoire’, même si ce désir a toujours été en moi.
De plus, la directrice de l’orphelinat dans lequel j’avais été placée à ma naissance est décédée il y a environ deux ans. J’ai compris que les gens ne sont pas éternels et que certaines personnes avaient peut-être encore des infos.
En décembre 2021, je suis allée au Mali.
Ouvrir la boîte de pandore avec Fanta
Le premier soir, Fanta m'a dit : ‘Allez assieds-toi, je te raconte tout’.Voilà une femme que je connaissais, qui faisait partie de ma vie car nous avions gardé le lien, mais en réalité, je ne savais pas trop qui elle était. On avait un lien très fort mais je ne savais pas trop pourquoi ni comment.
On a eu une très longue conversation. Instinctivement, j’ai ressenti que c'était l'effort de toute une vie de se rappeler de tout ça pour pouvoir me le retranscrire un jour.
Voici l’histoire qu’elle m’a révélée en mêlant pleurs, rires et gros sanglots :
‘Je suis née à priori dans un quartier de Bamako. Je suis Bambara. J'ai été trouvée et amenée à l'orphelinat où elle travaillait par une femme qui travaillait pour une association d’adoption internationale. Comme l'orphelinat devait fermer et qu’il restait des enfants à placer à l'adoption, Fanta s’est démenée pour me garder. J’ai vécu chez elle pendant un an et demi avec ses deux filles qui étaient adolescentes. Mais ses nombreuses tentatives pour m’adopter ont échoué car il semblerait, selon les dires de cette dame, que j'étais déjà prévue à l'adoption et que j'avais déjà une famille. Éventuellement, Fanta s’est résignée à me laisser partir avec beaucoup de regrets’.
Je me suis dit : ‘Je comprends pourquoi elle m’aime beaucoup cette femme’. J'ai aussi beaucoup d'affection pour elle et je suis très attachée à ses filles dont je me sens très proche.
Je n'aurais jamais espéré savoir tout cela. C’est quelque chose qui a tout chamboulé et qui, en quelques sortes, a structuré les choses dans ma vie, dans mes émotions, dans ce que je ressentais envers mes parents.
Je m’inscris dans une lignée de femmes fortes
Le voyage au Mali et les moments partagés avec Fanta et sa famille m'ont énormément nourri et ont pansé beaucoup de plaies parce que c'est la première fois que j'ai eu l'impression de m’inscrire dans une lignée. Une lignée de femmes fortes. J’ai senti que j’appartenais à cette famille de personnes à qui je ressemble et qui me ressemblent.Fanta et ses deux filles, Awa et Kady, sont drôles et ont beaucoup de caractère, comme moi. Elles sont courageuses, travailleuses et ont beaucoup d'amour à donner.
Toute ma vie, je m’étais concentrée sur l’aspect ‘biologique’ d’une famille mais aujourd’hui, j’ai l'impression d'avoir cherché au mauvais endroit.
Une famille, je pense que ça se construit. On dit que personne ne choisit sa famille et c'est vrai. Mais on peut aussi la choisir. Je pense que ça se passe mieux quand on l’a choisi. Et moi j'ai envie de choisir la mienne.
J'ai le sentiment de savoir d'où je viens et de choisir que je suis leur descendante à elle. Et ça, pour moi, c'est hyper important.
Aujourd’hui, j’apprends à m’aimer, à me sentir mieux avec moi et à me dire que je vaux la peine.
Palabre est une série de portraits intimes capturant un parcours de vie. Tous les mois, nous donnons la parole à celles et ceux qu’on entend peu et qui pourtant, ont tant de choses à nous apprendre. Des personnalités marquantes par la manière dont elles mènent leur vie et marient leurs origines.
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