Pour la 32e fois, le président camerounais, Paul Biya, s’est adressé à la nation pour lui présenter ses vœux pour 2016, après une année 2015 qui a été encore plus difficile que les précédentes pour les millions de ses compatriotes sans emploi ni perspectives.
L’intérêt de ce discours résidait moins dans les annonces, qui ne brillaient pas par leur audace, que dans le choix des mots, et en particulier l’insistance sur l’un d’eux, celui de « nation ». Avec huit occurrences, il remporte la « palme d’or » du vocable favori du président. Un tel effort laisse penser que l’adresse du chef de l’Etat était, côté face, un discours à la nation, et, côté pile, un discours sur la nation.
Sauf que si Paul Biya a donné son avis sur l’état du pays, il semble surtout avoir tenté d’imposer subrepticement dans l’esprit de ses concitoyens l’idée que leur pays était une « nation ». Qu’en est-il au juste ?
Je suis né au Cameroun, j’y ai passé mon enfance et une partie de mon adolescence et m’y suis réinstallé il y a quelques années avec le projet, touchant de naïveté avec le recul, de contribuer à faire de notre pays un objet de fierté.
Un sentiment d’aliénation
Mes amis et connaissances étaient incrédules : « Que reviens-tu faire ici ? » ; « Tu es devenu fou ? » A leur incrédulité, répondait la mienne : « Pourquoi tant de cynisme ? Je me doute que c’est difficile, mais quand même… Des hommes capables et de bonne volonté peuvent certainement, sur le long terme, faire des choses significatives… »
Et puis, avec le temps, j’ai compris. Les réflexions exprimées par ces amis, et qui sont très répandues au sein de la jeunesse, notamment, ne sont pas du cynisme. Elles sont tout ce qu’il y a de plus sincère et rationnel. Elles expriment le désespoir d’une population mais aussi quelque chose de plus profond : un sentiment d’aliénation. De nombreux Camerounais ne se reconnaissent pas dans leur pays. Ils se sentent étrangers chez eux. Ce sont des exilés de l’intérieur.
Je suis moi-même un Camerounais contingent. Mon lien à mon pays est plus intellectuel qu’émotionnel. J’y suis attaché car ma mémoire s’y est forgée. Mais cette mémoire aurait tout aussi bien pu prendre corps ailleurs, sans que cela ne fît aucune différence. La vérité est que j’ignore ce que signifie être camerounais. J’ignore ce qui, au-delà de ma carte d’identité, me lie à mes compatriotes ; j’ignore quelles valeurs particulières nous rassemblent ; j’ignore, si elle existe, quelle est la vocation de mon pays.
« Paix, travail, patrie »
Nous avons bien une fête nationale ! Mais pour beaucoup de mes compatriotes anglophones, par exemple, elle évoque une mémoire douloureuse, le début, disent-ils, du déclin d’une région naguère bien administrée et désormais abandonnée. Et puis, aussi longtemps que remontent mes souvenirs, si fête il y a ce jour, c’est avant tout celle de l’industrie brassicole…
Nous avons bien des « Je suis Cameroun », navrants de superficialité, qui prolifèrent sur les réseaux sociaux après chaque attentat perpétré par le groupe terroriste nigérian Boko Haram sur le sol camerounais, pour être remplacés aussitôt l’émotion retombée.
Nous avons bien une devise, « Paix, travail, patrie ». Mais que représente-t-elle, au-delà des mots ? Quel sens a le mot travail dans un pays où en avoir un est le privilège des gens bien nés, et où le sujet du chômage occupe moins les esprits que les turpitudes de la fédération camerounaise de football ? Et le mot paix ? L’attachement du pays à cette notion, définie non pas comme l’absence de guerre, mais comme la liberté des citoyens d’exercer des droits naturels, dans le respect de la loi, est discutable.
Qu’est-ce qu’être camerounais ?
Dans une nation, les mots sont toujours plus que cela. Avant d’être des mots, et au-delà de leur dimension mythique, la liberté, pour les Américains, ou l’égalité, pour les Français, sont d’abord des expériences historiques profondes. Si ces valeurs prennent leur source dans la chaudière du passé, elles s’incarnent dans la vie quotidienne des citoyens d’aujourd’hui. C’est par cette double résonance, historique et actuelle, qu’elles soudent des peuples d’origines multiples dans le même corset libérateur : la nation.
Puisque nous sommes en pleine saison des vœux, en voici un : puissent les Camerounais de tous âges, de toutes conditions, de toutes confessions religieuses, de toutes affiliations politiques, s’emparer cette année de cette question : qu’est-ce qu’être camerounais ? Et puisse la force du débat qui en résultera inspirer le prochain discours présidentiel à la nation, qui pourrait commencer ainsi : « Mes chers compatriotes, être camerounais, c’est… »