Dans un récit saisissant tiré de son livre « L'Audace d'être différent », Abakar Ahamat, administrateur civil retraité, révèle les coulisses sombres du multipartisme camerounais au début des années 90. Son témoignage dévoile un système où les tensions ethniques, les violences politiques et les connivences administratives se mêlent dans un cocktail explosif, illustrant les défis d'un État en mutation démocratique.
« Vous ne pouvez pas vous comporter de la sorte dans la province du chef de l’État ! »
Administrateur civil retraité, Abakar Ahamat a fait toute sa carrière dans la préfectorale au Cameroun où il a laissé une image d’homme intègre. Une qualité rare dans ce corps de métier où la corruption la dispute aux abus de pouvoir à ciel ouvert.
En 1992, dans le contexte du retour au multipartisme et des joutes politiques assez heurtées, il est nommé préfet du département de la Mvila dans la région du Sud. Cet homme, originaire de l’Extrême-Nord, n’est manifestement pas celui que l’élite et les populations du cru attendaient. On va le lui faire savoir.
Abakar Ahamat va en garder un souvenir douloureux et traumatisant qu’il a décidé de partager en 2017 dans un remarquable ouvrage intitulé « L'Audace d'être différent », paru aux éditions Ifrikiya.
Les événements survenus la semaine dernière à Nkout, près de Sangmélima, ne sont malheureusement pas nouveaux dans la région. Hélas !
Voici un extrait édifiant du livre de M. Abakar Ahamat. Bonne lecture !
La campagne électorale s’était clôturée sans gros soucis, malgré des actes de violence gratuite exercés contre certaines personnalités de l’opposition venues dans le Sud, dans ce cadre. Certains meetings avaient été interrompus, d’autres avaient été interdits par des bandes organisées pour cette sale besogne. (…)
Des personnalités insoupçonnables avaient pourtant tenu une réunion non déclarée et avaient décidé de faire entendre « la voix du Sud » dans le concert de désordre et de contestation qui sévissait ailleurs. Certains en espéraient une gloriole. D’autres en espéraient des retombées politiques, financières ou professionnelles.
Un plan d’action saugrenu avait été échafaudé au cours d’une autre réunion plus restreinte et dont les résolutions avaient été mises en exécution par le maire ENAM MBA SAMUEL. Celui-ci avait pour mission de transporter, dans son véhicule pick-up de fonction, des voyous drogués et remontés contre les allogènes et de les déposer devant les structures à détruire et à spolier.Tous les commerces visés étaient ceux des Bamiléké, Bamoun et Haoussa, tous accusés d’avoir supportés les partis de l’opposition SDF, UDC et UNDP.
Évidemment, pour eux, tous les Bamouns étaient de l’UDC, tous les Bamiléké du SDF et tous les Haoussa (tous les musulmans, quel que soit leur tribu ou origine) étaient considérés comme militants de l’Undp. Et c’était malheureusement l’avis partagé par presque tous les officiels gagnés à la cause du désordre savamment organisé.
Même les autorités que nous étions n’étaient pas épargnées de ces soupçons malgré notre dévouement et notre zèle. Le hasard avait voulu qu’en cette période-là, moi le préfet, nordiste donc haoussa, j’étais taxé d’être de l’Undp. Mon commandant de la compagnie de gendarmerie, le chef d’escadron Ndam Mama Bayard, était Bamoun et donc de l’UDC.
Mon commissaire de sécurité publique, le commissaire principal Founiapté Mathieu, était Bamiléké, donc SDF. Seul mon commissaire spécial était de l’Est et donc du RDPC. Le commandant du GMI, le commissaire de police Assa’a Eric Che, pourtant collaborateur du gouverneur, juste parce que « anglophone » du Sud-Ouest avait été étiqueté SDF et mis dans le même panier que nous. Pour le préfet, c’était un peu plus difficile, mais pour les autres, une rébellion avait été organisée contre eux au point d’obtenir une désobéissance notoire de leurs éléments.
Durant l’opération de casse et de vol, et ce, au vu et au su de tout le monde et en plein jour, aucune disposition ne pouvait être prise pour y faire face, la rébellion étant manifeste. Notre impuissance était patente, mais pas surprenante pour nous, même si le commun des mortels, n’y comprenant rien, avait pensé que tout le monde était dans le coup. Comme autorité administrative, j’avais ressenti une grosse honte, ce jour-là, face à ce qui se déroulait et la position des autorités insoupçonnables, supposées nous encadrer et nous aider à stopper ce genre de comportement de voyous.
Tous les effets volés étaient convoyés et cachés au quartier Nko’o ovos avec la résolution de les déplacer dans la nuit. Ce quartier, situé non loin du théâtre des casses était, majoritairement, habité par des populations autochtones qui, curieusement, avaient accepté de servir de réceptacles desdits objets volés et se constituer receleurs. Avaient-ils reçu des consignes dans ce sens ? Avaient-ils reçu des assurances d’impunités ? Dans ma position, je ne pouvais avoir des réponses, mais les faits étaient restés bien têtus.
Dans la soirée de ce fameux jour du 13 octobre 1992, j’avais décidé, sur initiative et sans compte rendu à la hiérarchie, de regrouper autour de moi, mes collaborateurs de FMO pour une évaluation de la situation et des mesures à prendre pour rétablir l’ordre perturbé. La rencontre du groupe des opposants que nous constituions aux yeux de nos chefs, s’était déroulée sans grosses difficultés - et était arrivée à de très bonnes résolutions -:
-Instaurer un couvre-feu sur la ville d’Ebolowa pour garantir la sécurité de tous les habitants. -
-Diffuser un communiqué radio pour informer les populations de cette décision cruciale et les inviter à rester chez eux afin de ne pas se hasarder dans les rues. -
-Organiser un bouclage du quartier identifié comme cachette des effets volés pendant la journée. Cette opération vise à récupérer lesdits effets dont la possession ne pouvait être justifiée.-
Cette opération de bouclage devait être réalisée avec les quelques éléments restés fidèles et loyaux. (…) Les patrons qui n’avaient pas réussi à nous joindre la veille, n’avaient pris connaissance de ce qui aveint cours qu’à travers le communiqué radio et, courroucés, ils s’étaient retrouvés le lendemain au cabinet du gouverneur pour une réunion.
Vers 9h, alors que notre dispositif avait déjà commencé à faire des fouilles fructueuses, je fus convoqué au cabinet du gouverneur pour une réunion de sécurité. J’y arrivais à toute vitesse et fus accueilli, dès mon entrée dans la salle par une hostilité indescriptible. Je compris, à la réaction de mon patron que j’étais plutôt à un tribunal. Non seulement il n’y avait pas de chaise pour moi, en plus, il n’y avait même pas eu la moindre formule de politesse pour m’accueillir. C’est même le commandant de légion de gendarmerie, un colonel assez flegmatique mais d’une teigneuse ténacité qui « m’alluma » le premier en ces termes et sur un ton martial : « Préfet, que faites-vous là ? C’est de la rébellion ça, monsieur le gouverneur. Je ne vois pas un autre mot pouvant décrire cette attitude. Vous ne pouvez pas vous comporter de la sorte dans la province du chef de l’Etat. Vous êtes préfet par intérim, je vous le concède, vous êtes un bleu, vous avez un gouverneur expérimenté pour vous tenir la main. Comment pouvez-vous oser un couvre-feu à Ebolowa ? »
Le chef de service provincial de la sureté national, natif du Sud, ne fit rien d’autre que de me menacer de représailles, puis me qualifiant d’incapable et d’incompétent, il termina par toutes les insanités dont il était capable.
Le commandant du secteur militaire, un autre natif du département, sous un ton plus modéré mais tout de même accusateur, abonda dans le même sens…
Extrait de Abakar Ahamat, L’Audace d’être différent. Immersion dans les dédales de la préfectorale, Yaoundé, Ifrikiya, 2017. Disponible à la librairie des Peuples noirs.