Actualités of Tuesday, 4 March 2025

Source: Boris Bertolt

Cameroun : voici comment Félix Moumié a été tué empoisonné

C’est un soir d’automne, à Genève, le 15 octobre 1960. Félix Moumié remonte une ruelle pavée de la vieille ville. Et pousse la porte d’un restaurant chic, « le Plat d’Argent », où il a rendez-vous pour dîner. L’homme qui l’a invité s’appelle William Bechtel. Il se présente comme journaliste proche des milieux anticolonialistes, et a déjà approché le leader indépendantiste au Ghana quelques mois plus tôt.

Félix Moumié préside l’UPC, l’Union des populations du Cameroun, fer de lance de la lutte anticoloniale dans le pays. En janvier 1960, le Cameroun, a officiellement accédé à l’indépendance. Mais pour l’UPC, elle n’est que de façade. Le parti conteste la légitimité du nouveau président Ahmadou Ahidjo adoubé par Paris. La guerre que livre la France du général de Gaulle à l’UPC depuis 1955 se poursuit.

Genève, réputée neutre en ces temps de guerre froide, est la cité refuge de nombreux leaders anticolonialistes. Félix Moumié y séjourne pour nouer des contacts, récolter des fonds, des soutiens, et des armes. Il cherche aussi à gagner en visibilité. William Bechtel le sait et lui promet interviews et articles sur la résistance qu’oppose son parti. Mais le prétendu journaliste est en fait un agent secret. Au cours du dîner, Félix Moumié est empoisonné au thallium, versé dans son Pernod.


Mais le plan ne se passe pas comme prévu. Le lendemain du dîner, Félix Moumié a prévu de s’envoler pour Conakry. C’est là seulement, en théorie, que doivent apparaître les premiers symptômes de son empoisonnement, loin de toute police scientifique et de la Suisse. Mais Félix Moumié tombe malade la nuit-même : paralysie et sensation de froid. Il fonce à l’hôpital. L’avion qui devait le conduire en Afrique part sans lui. En l’apprenant, William Bechtel disparait précipitamment. Pour Felix Moumié, c’est le début d’une longue et douloureuse agonie, qui s’étire jusqu’au 3 novembre.

Avant de sombrer dans le coma, l’indépendantiste, médecin de formation, a réussi à alerter l’interne de garde dans un ultime moment de lucidité : « Thallium », « Empoisonnement », « Main rouge », le nom donné à « La machine à tuer des services français » de l’époque.


Quelques jours plus tard, dans un entretien accordé à la RTS, la télévision suisse, Ernest Ouandié, compagnon de lutte de Félix Moumié, met en cause publiquement Paris dans ce crime : « Le gouvernement français porte une lourde responsabilité. C’est de ce côté-là qu’il faut chercher. Nous détenons des preuves que nous ferons valoir en temps opportun », assène-t-il. L’interview sera censurée.

LE ROLE TROUBLE DE « MADAME X »


L’enquête de la police genevoise débute le 31 octobre, quinze jours déjà après l’empoisonnement. Trop tard pour interroger Félix Moumié. Elle va d’abord s’intéresser au rôle jugé trouble d’une certaine Liliane Frily, baptisée « Madame X » dans les journaux de l’époque. À l’hôpital, cette jolie brune s’est présentée comme la « femme » de Félix Moumié. Il s’agit en fait d’une prostituée, rencontrée dans un bar au mois d’août, selon un rapport de police. C’est dans sa chambre que l’indépendantiste passe la nuit qui suit l’empoisonnement, au 44 rue des Pâquis, au Pacific, un hôtel de passe. Durant le séjour suisse de l’indépendantiste, elle est vue partout à ses côtés.


Selon la police suisse, c’est Liliane que William Bechtel appelle pour fixer le rendez-vous du dîner qui sera fatal à Félix Moumié… Savait-elle alors qu’elle agissait pour le compte des services secrets français ou était-elle manipulée ? L’histoire ne le dit pas. Reste son étonnante reconversion, en directrice d’une clinique privée pour séniors riches, selon l’enquête du réalisateur. « Comment une prostituée des quartiers de misère de Genève a pu se permettre de s’acheter une clinique privée ? D’où vient l’argent ? C’est quand même très trouble »

LA FRANCE

Ce n’est qu’un mois après l’empoisonnement, le 17 novembre, que le domicile de William Bechtel est finalement perquisitionné, 13 rue du Petit-Senn à Chêne-Bourg, en périphérie de Genève. Du temps s’est écoulé. Bechtel est déjà loin. Mais selon le rapport de police, les enquêteurs font des découvertes édifiantes, la panoplie du parfait espion : une porte dérobée, à l’arrière, permettant d’atteindre facilement la frontière française, des preuves de filatures, notamment des photos, dont l’analyse à l’encre sympathique permet de révéler les cibles que l’agent surveillait et traquait : Félix Moumié mais aussi des responsables du FLN, comme l’Algérien Ferhat Abbas, des documents expliquant comment tuer un homme sans laisser de traces (3). Mais aussi, des petits bouts de thallium, dans la poche de l’un de ses vestons, et des plans évoquant de façon codée mais détaillée, le scénario de l’empoisonnement au restaurant le Plat d’Argent. Bechtel devient officiellement le suspect numéro 1.


En cet hiver 1960, le leader camerounais fait peur à la France. « Son action diplomatique dérange », raconte l’historienne Karine Ramondy, auteur d’un ouvrage sur le sujet. Paris qui poursuit ses massacres, veut en « finir » avec l’UPC, et voit d’un mauvais œil l’activisme de cet « agitateur médiatique », qui profite de son exil forcé pour tisser des liens avec la Chine, le Ghanéen Kwame Nkrumah et le Congolais Patrice Lumumba. À la différence d’Um Nyobè, reclus dans le maquis des forêts camerounaises - où la France l’assassine en 1958 -, Félix Moumié voyage beaucoup, pour tenter de légitimer le combat de son parti à l’international. Il s’apprête même à lancer un gouvernement camerounais provisoire. « C’est l’homme à abattre », conclut l’historienne.