L’universitaire camerounais Fridolin adresse une nouvelle lettre ouverte à son collègue Jean Bahebeck qu’il suspecte de jouer le jeu du régime Biya. Il explique au chirurgien le but de sa démarche et sa vision.
Comme vous, je soutiens donc que la Révolution est incontournable pour la renaissance de notre pays. Révolutionner, pour nous, c'est inscrire de nouveaux rapports : avec soi-même, avec le pouvoir et avec les puissances étrangères. Le révolutionnaire est un citoyen avant-gardiste ; c’est celui dont se sert le peuple pour créer les conditions nécessaires pour la victoire contre ses ennemis. Contrairement aux universitaires accrochés comme des sangsues à la mamelle du peuple et qui revendiquent cyniquement le statut de bourgeois, notre option idéologique est arrêtée : il faut en quelque sorte prolétariser la pensée, au sens de Marx.
Autrement dit, promouvoir dans ses cours, dans ses sorties médiatiques, dans le comportement, au quotidien, la posture de dévouement désintéressé, d’intégrité et d’héroïsme du révolutionnaire. Mais vous prétextez qu’il est trop tôt pour la conduire ; que la méthode, les stratégies ne sont pas abouties et que les hommes capables, les compagnons de lutte intrépides et patriotes pour la conduire manquent à l’appel du destin. Je vous objecte qu’on ne peut rebâtir notre grandeur passée que sur ce nouveau socle ; qu’il ne faut vivre dans les livres et surfer sur les théories révolutionnaires pour faire la révolution. Notre histoire est unique et sa révolution le sera aussi.
Par ma posture, j'inspire et je sais exactement ce que je fais. Ça peut réussir, ça peut échouer, mais dans tous les cas, l’action des veilleurs de conscience contribue inéluctablement à une issue meilleure pour ce peuple. Sinon, pourquoi célébrez-vous les coups d'État ailleurs en Afrique, que vous qualifiez de révolution, et vous ne voulez pas que Paul Biya parte au moyen d’une révolution ? Pourquoi applaudir et s'enthousiasmer au Mali, mais refuser que le peuple camerounais copie cet exemple que vous trouvez si édifiant ? Si la règle de la gouvernance du pré-carré français est que "tout ce qui mène vers L’anti-néocolonialisme est bon", en quoi le démantèlement du régime néo-colonialiste de Yaoundé, par quelque moyen que ce soit, en serait-il une exception ? Comment savez-vous, de prime abord que le départ de Paul Biya mènerait au chaos ? La politique s'accommode-t-elle de prémonitions fiévreuses ?
Ce n'est point que je me fiche de la vie des autres, c'est que je sais, d'expérience historique, que celui qui aime le peuple, véritablement, le fait même contre les infidélités de ce dernier. En ce sens on peut dire, à la suite de Soljenitsyne, que « notre peuple est ingrat, criminel, incapable d’apprécier la magnanimité » (L’Archipel du goulag, p. 313). Mais celui qui se dédie pour le peuple et pour la grandeur de la nation ne se soucie pas de ses propres humeurs, encore moins de son confort personnel ; il ne se lève pas le matin, il ne travaille pas en journée, il ne dort pas la nuit en pensant à son nombril. En somme, il ne s'accroche pas aux pensées alimentaires du genre : "Je veux voir mes enfants grandir". Au contraire, il identifie ses cibles, mesure les pertes et les gains de son action et prend des risques. Je prends un exemple : j'ai poussé le colonel Joël-Émile Bamkoui à bout et je savais qu'il m'arrêterait ou fomenterait un assassinat contre ma personne. Ce faisant, je tue la peur chez des milliers de Camerounais qui, par ma bravoure, s'inspireront de moi. Du même coup, je redonne toute sa dignité à l’enseignant, aux intellectuels, qui ne devraient plus jamais subir la torture du fait de leurs opinions politiques. Je contribue à la chute de ce régime et si vous dites que vous n'êtes pas prêt à gouverner, vous vous retirez de la vie politique. Biya est arrivé au pouvoir dans quelles conditions, avec quelle équipe ?
Comparaison n'est pas raison, certes, mais si vous dites qu'il n'y a pas de Camerounais capable de gouverner après Biya, vous devenez du même coup suspect. Plusieurs personnalités, connues de vous et de moi, peuvent se réunir et, en une nuit, ils refont la colonne vertébrale du Cameroun. Serais-je pressé ? Quelle autre échéance attendriez-vous ? Devrait-on être plus patient, pour attendre qui, quoi, au juste ? Vous parlez de théoriser d'abord la lutte, de planifier la durée, les pauses, les ellipses, les méthodes ... C’est ce que nous faisons depuis des années, comme le démantèlement des structures psychologiques imposées par le pouvoir dans l'esprit des Camerounais. C’était la première phase. Le reste, c'est ce que nous faisons maintenant : réarmer mentalement les concitoyens et les mobiliser pour reprendre leur pouvoir, pour rentrer en possession de leur exclusive souveraineté. Pendant tout ce temps, des hommes et des femmes se distinguent. C'est à eux que reviendrait normalement le pouvoir qui restera vacant.
Mon incontournable Bahebeck,
Martin Paul Samba, Ernest Ouandié, Ossende Affana, Um Nyobe et les autres ont-ils sacrifié leur vie pour venir maintenant nous dire que vous n’êtes pas encore prêts à gouverner ? Sous le prétexte qu’ils n’auraient pas théorisé la révolution, vous en concluez que la théorie est notre priorité. Seriez-vous un fidèle de la religion du Livre ? Pouvez-vous démontrer que leur supposé échec est une défaite consommée pour les générations qui leur survivent ? D’où naissent les révolutions, sinon de ces semences éternelles de bravoure et de sacrifices momifiées par le temps ? Fidèle Castro, Huber Matos, Ernesto Che Guevara, Raul Castro, Camilo Cienfuegos, et plus proche de nous, Nasser, Sankara, Mandela avaient-ils préalablement théorisé la révolution pensant des décennies avant de conquérir le pouvoir et d’appliquer leur programme révolutionnaire ? Je vous rassure donc : nous ferons la révolution en marchant de manière révolutionnaire et en inspirant cette démarche à tous.
On n’est jamais prêt à cent pour cent à diriger un pays. C'est en se frottant au pouvoir qu'on apprend toutes les subtilités et les complexités inhérentes au gouverner. Dans notre cas, comme ailleurs dans les contrées où prospère encore le néocolonialisme, c’est le peuple qui aura le dernier mot. Ce peuple qui fait battre le cœur du révolutionnaire est aussi l’émanation et la garantie la plus attestée du pouvoir politique. Trop de prudence et de mise en garde tue l'émancipation d'un peuple. Ceux qui ne sont pas prêts ne seront jamais prêts, et on va recruter dans l'action. Nous savons ce qu'il faut faire dans ce pays si on accède au pouvoir.
Si vous, opposants, ne voulez pas gouverner maintenant, ou si vous ignorez ce qu’il faut transformer dans ce pays, ne vous avisez plus d’en parler, s'il vous plaît. Vous convoquez l'environnement ingrat, les objectifs fuyants, les méthodes et les outils de la lutte non-maîtrisés. Serait-il superfétatoire (inutile) de vous rappeler que l'imposture qui tient lieu de gouvernance, actuellement, a été théorisée, entre autres, dans L’urgence de la pensée, de Maurice Kamto, dans mon essai, Paul Biya : Chroniques de la Fin. Essai sur le naufrage d’une autocratie et dans plusieurs textes disponibles ? Par rapport à la diplomatie et au Néocolonialisme, mon livre, Les Affres de la philanthropie, explique ce qu'il faut comprendre et ce qu'il faut faire. Si vous, membres de l'opposition, ne voulez pas le pouvoir, nous de la société civile le prendrons. On ne critique pas pour dire après qu'on n'est pas prêt. Un opposant qui n'est pas convaincu de son statut n'en est pas un...
Vous ne voyez personne, justement parce que le pouvoir en place vous a hypnotisé et vous vous contentez de réfléchir perpétuellement sur votre vouloir, votre capacité, votre liberté, au lieu de faire tout de go. Vous me reprochez d'être fougueux, voire politiquement immature. Mais sans cette hargne, les esprits somnolent. D’ailleurs, je ne suis tenu à aucun égard bourgeois lorsque je traite de la souffrance et que je peins le sang frais qui gicle. Et rappelle-toi ces paroles de Cicéron, le souverain philosophe dont je te parlais dans ma première missive. Il écrit :
« Les détours, les excuses que l’on prend, pour s’autoriser plus facilement dans l’inaction, ne mérite pas d’être écoutés. On allègue que la République est entourée par des hommes incapables de tout bien, avec lesquels le parallèle est humiliant, et le combat déplorable et dangereux, surtout en présence des passions populaires ; que dès lors, il appartient ni au sage de prendre en main les rênes, puisqu’il ne pourrait contenir les mouvements aveugles et désordonnés de la foule ; ni à l’homme généreux de s’exposer, en luttant contre d’impurs et coupables adversaires, à subir l’outrageuses atteintes, et de se livrer en butte à des injures intolérables pour sa vertu ; comme si, pour les hommes vertueux, fermes et doués d’une grande âme, il pouvait y avoir plus juste cause d’approcher le gouvernement, que ce besoin même de ne plus obéir aux méchants, et de ne pas leur laisser la République en proie, pour se voir ensuite, lorsqu’on veut la secourir, incapable de le faire » (Cicéron, De la République, trad. M. Mai, Paris, M. Villemain, livre premier, p. 9-10).
J’ai cité long, pour vous permettre de mieux pénétrer mes motivations et les motifs de ma révolte et de mon engagement social et politique. Ma passion pour le changement s’inspire des pensées éternelles comme celle que Cicéron développe dans sa République. Elle est une cure contre les sédatifs du découragement et du cynisme que ce pouvoir inocule dans le mental de nos concitoyens. Et, comme le dit si bien Spinoza, on ne peut rien entreprendre de grand dans ce monde sans passion. Les grandes œuvres humaines sont maculées d’affection désintéressée et de sang frais...
Mon précieux aîné,
En tant qu’intellectuels, de surcroît, notre responsabilité est engagée ; elle est vitale pour notre société. En son temps, Maurice Kamto avait théorisé le rôle qui nous incombe : « Le penseur doit donc préparer le sillon dans lequel l’homme politique marchera, à moins de le faire lui-même s’il passe à l’action. […] L’intellectuel d’un pays sous-développé ne doit rien ajourner, au nom même de l’urgence qu’inspire le drame de sa société. Il ne peut différer ni l’appel à la démocratie au nom d’un réalisme de mauvais aloi qui s’abrite derrière "l’immaturité" décrétée de son peuple, ni l’exigence de la justice et de la solidarité par une conscience hypertrophiée de l’impunité générale qui permet à une croûte de bureaucrates concussionnaires de côtoyer dans la quiétude et l’indifférence la masse impuissante des citadins en haillons et des paysans faméliques » (Maurice Kamto, L’urgence de la pensée. Réflexions sur une précondition du développement en Afrique, Yaoundé, Mandara, 2019, p. 138 et 143). Le prétexte de l’immaturité ne tient donc pas. On ne peut pas changer les mentalités sans un changement de régime et il ne peut pas y avoir d'émancipation sans cette mutation de l'ordre réflexif et comportemental...
Je sais, néanmoins, que lorsqu'on fait les affaires, comme vous, on est trop prudent parce qu'il faut sécuriser les investissements. On dédaigne le chaos du changement. L’argent n’aime pas le bruit, a-t-on coutume de dire. J’ajouterai à cette sagesse populaire l’évidence que le silence est meilleur allié de celui qui possède, lorsque la sécurité de sa bourse est hypothéquée. Mais, dans tous les cas, le changement est à notre porte. Il faut (s')ouvrir les barricades de la peur ou s'enfermer à jamais dans le mutisme. Les autres feront ce qu'il y a à faire et le plus grand nombre profitera et vous et ceux qui partagent votre vision serez exclus et relégués aux oubliettes de l'Histoire.
On croirait effrayer le peuple en sortant l’argument suivant lequel on peut connaître pire que ce que nous avons à présent ; que le prochain président peut s’avérer plus liberticide et népotiste que Biya. Un tel argument n'impressionne personne, car nous n'aurons plus pire que ce que nous vivons. Vous auriez peur que ça se gâte après la chute du régime. Mais tout est déjà gâté. Ou bien vous ne voyez pas tous ces indescriptibles dégâts. Votre jugement serait-il neutralisé par quelque insoupçonné motif ? Appartiendriez-vous dans l’engeance des démagogues dont parle Um, qui se retrouvent dans « la fraction des gens qui ont le nationalisme dans la bouche et la trahison dans le ventre ? (Um Nyobe, « Message adressé aux Sections départementales de l’UPC de la Sanaga-Maritime, le 23 septembre 1957 », in Achile Mbembe (éd.), Ruben Um Nyobe, Écrits sous maquis, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 252). Ne voyez-vous pas ces longues saignées dans la fortune publique ? Ne constatez-vous pas que les Camerounais sont plus divisés qu’avant et que nos frères du Nord-ouest et du Sud-ouest nous ont reniés ? Le sang coule à flots, l'économie est anéantie, l'industrialisation est proscrite (on n'a pas construit des industries de transformation et l'électricité est rationnée au détriment des entreprises) et la torture est systématique. L'ensorcellement des universitaires couplé au pillage systématique de la fortune publique qui est organisé dans les caisses de l'État ne sont rien à côté de la privation des libertés et des crimes d'État qui sont l'épouvantail qui vous effraie.
Y a-t-il pire que ça, Bahebeck ?
Cette furie endormie doit être souffletée. Voici ce que mon expertise critique recommande quant au sort du régime du Renouveau et de son Chef, Paul Biya.
NKE Fridolin
Expert en discernement