Il est parfois difficile de rouvrir les plaies pour comprendre. Celle d’Aïcha Al-Hadji n’a pas encore complètement cicatrisé. C’est peut-être la raison pour laquelle elle en parle sans douleur, avec une certaine légèreté même. Comme si elle se déchargeait d’un poids. Aïcha et sa famille comptent parmi les victimes de la plus meurtrière attaque de Boko Haram, connue sous le nom du « massacre de Baga ».
Au petit matin du 3 janvier 2015, des centaines de membres de la secte islamiste ont envahi, pillé et brûlé la ville de Baga et une quinzaine de villages de l’extrême nord-est du Nigeria, dont celui de Doro, proche des eaux du lac Tchad. Un lieu stratégique dans leur lutte régionale, au confluent de quatre frontières : Niger, Nigeria, Cameroun et Tchad.
Ils ont laissé derrière eux des centaines de cadavres, civils pour la plupart, poussant plus de 35 000 personnes à se réfugier dans les pays voisins. Une crise humanitaire d’une ampleur inédite pour la région : 8 000 d’entre elles, venant principalement de Baga et de Doro se sont retrouvées dans le camp de Dar-es-Salam, au Tchad. C’est là que nous avons rencontré Aïcha, 35 ans, mère de sept enfants. Elle broyait du maïs à l’ombre de l’incandescent soleil de juin.
« Je pensais que j’allais mourir »
« Je me suis réveillée sous le bruit des tirs. Il était 4 heures du matin mais j’ai compris immédiatement ce qu’il se passait. Cela faisait des semaines que Boko Haram nous menaçait à la radio. Je suis sortie sur le perron et j’ai vu les voisins s’agiter dans l’obscurité. Certains pliaient bagage et partaient en courant vers les rives du lac Tchad. Avec Oumar, mon mari, nous n’avons eu le temps de prendre qu’une couverture. Mon fils aîné, mon mari et moi avons porté les trois plus jeunes dans nos bras. Avec nos six enfants, nous avons dévalé la rue qui mène vers la grève. »
« Les hommes de Boko Haram ont d’abord attaqué le camp militaire de Baga, à 5 km de Doro, notre village. Les soldats étaient débordés. Certains fuyaient sans leurs armes et tentaient de retirer leurs uniformes pour se mêler à nous. Tout le monde courait. En approchant du lac, on entendait arriver les véhicules de Boko. Ils ont commencé à tirer partout. J’avais peur, mon cœur battait fort, mais je courais sans regarder derrière moi. »
« Je ne vous ai pas dit qu’à ce moment, j’étais enceinte. Je pensais que j’allais mourir. Je me sentais affaiblie par la grossesse et la peur. J’étais à terme. Plus je courais, plus je sentais mes forces se réduire. A un moment, j’ai dit à mon mari : “Si les Boko te trouvent, ils vont te tuer. Fuis avec les enfants et laisse-moi ici !” Mon mari a refusé : “S’ils te tuent, ils nous tueront ensemble !” Puis les hommes de Boko Haram ont tiré une roquette à côté de nous. Heureusement, elle s’est écrasée sans exploser. »
« Avec mon gros ventre, j’ai coulé immédiatement »
« Au bord de l’eau, c’était la panique. Dans le village, nous étions 10 000 habitants. Tout le monde s’agitait pour essayer de monter dans l’une des dix pirogues qui étaient accostées au rivage. Un monsieur m’a vue, enceinte. Je ne sais pas s’il a eu pitié de moi, mais il m’a dit de monter dans son bateau avec toute ma famille. Je suis entrée dans l’eau, trop vite. Avec mon gros ventre, j’ai coulé immédiatement jusqu’à la tête. Je me débattais dans les herbes et les roseaux. Heureusement, des gens m’ont aidée à remonter dans la pirogue.
Ce sont des longs bateaux à moteur de 50 places. Nous étions 120 personnes à bord. Le piroguier repoussait des gens qui essayaient de monter car nous risquions de couler. On entendait les balles de Boko Haram siffler à côté de nous “shooo ! shooo !”. Elles tapaient dans l’eau. Le piroguier a démarré. Il restait encore du monde sur la grève. Certains blessés ou tués par les balles. Les vivants se jetaient à l’eau. »
« C’est là que je l’ai vu. Mon petit frère était accroché à l’un des troncs d’arbres émergeant du lac. D’autres jeunes étaient dans les branches comme lui. Notre bateau s’éloignait déjà. Je n’ai pas pu le sauver. Quelques mois plus tard, des réfugiés m’ont dit avoir vu son cadavre après notre départ. »
« Manger des nénuphars »
« Sur le lac, la pirogue s’enfonçait au moindre virage. Nous étions très serrés, alors le piroguier nous a demandé de jeter nos affaires par-dessus bord pour éviter de couler. Moi je n’avais rien à jeter. Ma couverture, je l’avais perdue en courant. C’était janvier et il faisait froid.
Le piroguier ne connaissait pas le chemin. Le lac est très vaste.
Il y a beaucoup d’îles mais peu de villages. De l’eau partout autour, on ne pouvait s’arrêter nulle part pour boire ou manger. Nous avons fini par rencontrer des pêcheurs qui nous ont dit de rejoindre le village tchadien de N’Gouboua. Nous sommes restés sur ce bateau trois jours et trois nuits sans manger autre chose que des nénuphars et boire l’eau du lac. Vu que j’étais à terme, j’avais des contractions très fortes. Je disais à mon mari : “Je vais accoucher, je vais accoucher !” Il me rassurait me disait de prier et de tenir.
J’ai tenu jusqu’à ce que le bateau touche à nouveau la terre ferme. Je suis descendue, j’ai vu un appentis et m’y suis allongée. Cinq minutes après, mon nouveau-né pleurait dans mes bras. Je l’ai mis au monde seule. Mon mari est revenu avec des secours. Dix infirmiers tchadiens se sont occupés de moi. Ils m’ont amenée à l’hôpital de Baga Sola, à 30 km. Pour les remercier, j’ai donné à mon enfant le nom du président tchadien : Idriss Déby. »
« Du maïs matin, midi et soir »
« Une fois remise de l’accouchement, sept jours plus tard, nous sommes partis nous installer au camp Dar-es-Salam à côté de Baga Sola. Tous les survivants du village sont là. Nous avons tout perdu. Mon mari avait placé nos économies dans une cargaison de poissons séchés qu’il allait vendre au sud du Nigeria. Il devait partir le dimanche. Boko Haram a attaqué le samedi. Ils ont brûlé le village. S’ils n’occupent plus les habitations, ils rôdent toujours dans la région. A ma connaissance, personne n’est retourné à Doro. Les militaires nous ont prévenus, celui qui mourra à Doro, ses proches ne pourront pas récupérer son corps. Il est encore trop dangereux de s’aventurer dans la région. »
« Aujourd’hui, cela fait une année et demie que nous sommes au camp de Dar-es-Salam. Les journées sont longues. J’étais couturière, mais ma machine est restée à Doro. Alors je m’occupe de mes enfants et concasse le maïs distribué par le Programme alimentaire mondial une fois par mois. Maïs le matin, maïs le midi, maïs le soir : 10 kg par personne et par mois.
Si le bon Dieu nous aide, nous voudrions rester ici et faire du commerce. Je ne sais pas si nous reviendrons un jour à Doro. Il faudra tout reconstruire. Repartir de zéro. Certains membres de ma famille sont en sécurité mais nous sommes sans nouvelle de mon grand frère. Boko Haram a enlevé ma cousine et ses deux enfants. Vous savez, notre souhait le plus cher est à la fois simple et très compliqué. Nous voulons la paix, pour tout le monde et sans conditions. »