Un quart de siècle après sa chute, l'ex-président tchadien Hissène Habré a été condamné, lundi dernier, 30 mai 2016, à Dakar, à la prison à vie pour crimes contre l'humanité, crimes de guerre, crimes de torture et viols. Une commission d'enquête tchadienne estime le bilan de la répression sous Hissène Habré à quelque 40 000 morts.
Arrêté le 30 juin 2013, Hissène Habré était jugé depuis le 20 juillet 2015 par les Chambres africaines extraordinaires (CAE), mises en place en vertu d'un accord entre le Sénégal et l'Union africaine (UA), qu'il récusait et devant lesquelles il refusait de s'exprimer ou de se défendre.
Comment L'ex-président tchadien était arrivé au Sénégal, pays qui l'a paisiblement accueilli pendant plus de 25 ans? C'est l'intérêt d'un article du journal Le Monde, publié en septembre 2015 et qui est encore d'une pertinente actualité aujourd'hui.
Extraits de l'article: "Hissène Habré, le cher voisin de Dakar", publié sur le site du Monde Afrique le 06 septembre 2015 par Christophe Châtelot
A Dakar, pendant près de vingt-cinq ans, Hissène Habré est apparu comme un honorable musulman à la barbichette bien taillée. Un petit homme frêle au turban et boubou blancs, respecté par ceux qui comptent dans la bonne société locale. Il était parfaitement intégré dans la capitale du Sénégal, où il a débarqué quelques jours après avoir été déposé par son ancien lieutenant, l’actuel président tchadien Idriss Déby, le 1er décembre 1990.
Dans ses Mémoires (Seuil, 2014), l’ancien président sénégalais Abdou Diouf (1980-2000) raconte le jour de cette arrivée. Tout commence par un coup de fil du président camerounais Paul Biya, un soir vers 23 heures, pour l’informer de l’arrivée prochaine de Habré et de l’impossibilité de le garder au Cameroun, en raison de la proximité avec le Tchad. [i «Le problème était d’autant plus prégnant qu’aucun des présidents africains contactés ne voulait accueillir Habré, écrit Diouf.
C’est à la suite de tous ces refus que Biya avait pris contact avec moi, pour me demander d’accorder l’asile politique à ce dernier. Je lui donnai mon accord et lui demandai de me préciser la date de l’arrivée d’Habré (…). Biya me répondit qu’[il] serait à Dakar le lendemain à 6 heures du matin.»] «A nos yeux, ajoute l’ancien chef de l’Etat, asile politique devait rimer avec discrétion, ce qui excluait toute immixtion dans la vie politique du Tchad.»
En clair, le Sénégal se portait garant auprès du successeur d’Hissène Habré à N’Djamena que l’ancien rebelle ne soutiendrait pas l’un de ces nombreux mouvements armés qui déstabilisent périodiquement le Tchad. Il semblerait qu’il ait tenu parole.
Ce qu’Abdou Diouf ne dit pas c’est qu’Hissène Habré n’était pas arrivé les mains vides. De l’avion de commandement «emprunté» à l’armée tchadienne à bord duquel il venait d’arriver au Sénégal, il avait aussi débarqué des malles d’argent liquide. Un butin qu’Hissène Habré avait pillé, la veille de sa fuite de N’Djamena, au Trésor public, vidant les caisses de l’Etat.
Devant la commission d’enquête tchadienne de 1992 sur les crimes de l’ère Habré, l’ex-trésorier général du Trésor avait ainsi raconté comment il avait dû «prélever» plus 3 milliards de francs CFA (soit l’équivalent de 60 millions de francs français à l’époque) «sur instruction d’Habré».
L’ex-chef de l’Etat avait alors prétexté l’urgence de l’achat d’armes pour contrer l’avancée des rebelles d’Idriss Déby. Le haut fonctionnaire avait ensuite convoyé l’argent jusqu’à Maroua, ville camerounaise située à 200 km au sud de la capitale tchadienne où Habré avait trouvé un refuge temporaire, étroitement escorté par Abdelkrim Habré, le propre frère du président.
Puis ce pactole fut chargé à bord de l’avion de commandement «offert par Saddam Hussein à l’Etat tchadien mais qu’Hissène Habré considérait comme un cadeau personnel», se rappelle un ministre sénégalais de l’époque. «L’avion était bourré d’affaires personnelles, de tapis, de malles d’argent liquide.»
L’histoire de cet avion scella les premières amitiés politiques du Tchadien dans la capitale sénégalaise; elle tissa les premiers fils d’un réseau qui allait lui garantir une certaine impunité des années durant. Très rapidement après l’arrivée d’Hissène Habré à Dakar, les nouvelles autorités tchadiennes avaient en effet pressé le Sénégal d’intervenir pour renvoyer à N’Djamena l’avion détourné. Abdou Diouf dépêcha alors auprès du nouvel exilé politique, Keba Mbaye.
Ce vieux sage qui avait présidé le Conseil constitutionnel devait lui faire entendre raison. Ce qu’il parvint à faire. L’habile médiateur avait aussi un fils, Abdoul Mbaye, qui dirigeait à l’époque la Compagnie bancaire de l’Afrique occidentale (CBAO). Personne à Dakar ne crut donc à une coïncidence lorsqu’Hissène Habré déposa une partie de son pactole dans cet établissement.
«A ce moment-là, on ne sait rien des atrocités commises par Hissène Habré. Nous sommes même plutôt fiers d’offrir l’hospitalité à un ancien président déposé par les armes», se souvient Abdoulaye Makhtar Diop, alors ministre de la jeunesse et des sports et actuel Grand Serigne de Dakar, autrement dit chef coutumier des Lebou, la communauté à l’origine du peuplement de la capitale sénégalaise.
Quoi qu’il en soit, les Habré et les Mbaye finissent par entretenir des relations dépassant le cadre professionnel. Pour le malheur d’Abdoul. Douze ans après l’arrivée d’Hissène Habré au Sénégal, l’ancien banquier doit rendre son tablier de premier ministre à l’actuel président Macky Sall, après seulement dix-huit mois passés à la tête du gouvernement.
Promu sur un programme de lutte contre la corruption et des biens mal acquis, Abdoul Mbaye a vu l’histoire de l’argent d’Hissène Habré revenir comme un boomerang. En 2012, l’ancien chef de l’Etat, longtemps protégé par le club des présidents et ex-présidents africains soucieux de leur immunité, a été rattrapé par son passé de tortionnaire et de pilleur du Trésor public.