Dix des enfants de Fred Ssegawa pourraient ne plus jamais retourner à l'école.
Privés d'éducation formelle depuis mars 2020 par les mesures strictes de confinement du coronavirus en Ouganda, ils sont pris dans l'une des plus longues fermetures d'école au monde.
Les deux plus jeunes de ses 12 enfants étaient trop petits pour être scolarisés.
M. Ssegawa, enseignant depuis 20 ans, est privé de son petit revenu d'environ 40 dollars (23 222 FCFA) par mois.
Lorsqu'il avait un emploi, il se battait pour que les enfants restent à l'école. Maintenant que cet homme de 49 ans s'est lancé dans l'agriculture à plein temps, il a tourné le dos à l'enseignement. Il veut développer le petit terrain qu'il possède.
Il fait travailler trois de ses enfants, âgés de 10 à 15 ans, à ses côtés. Les plus âgés se débrouillent comme ils peuvent pour trouver de l'argent.
Le président Yoweri Museveni insiste sur le fait que le maintien de la fermeture des écoles est essentiel pour assurer la sécurité de la population jusqu'à ce que suffisamment d'adultes soient vaccinés.
Il est vrai que les cas et les décès dus au coronavirus sont relativement peu nombreux, mais l'expérience de M. Ssegawa et de sa famille montre l'impact plus large des mesures sanitaires.
Je l'ai trouvé, avec deux de ses filles et un fils, en train de cueillir la récolte de haricots de la saison dans leur ferme de Luweero, à environ trois heures de route au nord de la capitale, Kampala.
Des perles de sueur se forment sur leurs fronts alors qu'ils se penchent et se lèvent, arrachant et rassemblant les tiges de haricots en bottes.
Les haricots sont plantés aux côtés du maïs et du manioc - la subsistance de cette famille de 14 personnes.
"Certains [de mes enfants] étaient en internat. Ils n'avaient jamais fait ce travail agricole auparavant. Mais avec cette situation, ils ont été forcés d'apprendre", dit M. Ssegawa, tandis que les jeunes fouillent dans les mauvaises herbes pour cueillir les haricots.
Deux de ses enfants plus âgés, tous deux des garçons, préparaient des examens cruciaux lorsque les écoles ont fermé. Un seul a pu revenir lorsqu'elles ont rouvert temporairement en octobre 2020 pour que les élèves puissent passer les tests.
"Je préférerais être en classe"
C'était Daniel, 21 ans, qui avait prévu d'aller à l'université.
Au lieu de cela, il fabrique maintenant des briques à vendre sur le bord de la terre familiale, en travaillant à la hache sur une énorme fourmilière, en mélangeant la boue et en la compactant.
Lui et un cousin sont couverts de la tête aux pieds d'une boue brun doré.
Bien que ses rêves de poursuivre ses études soient maintenant anéantis, en vendant chaque brique à 80 shillings ougandais (0,02 dollar ou 11, 6 FCFA), Daniel espère aider ses jeunes frères et sœurs à obtenir quelques années supplémentaires de scolarité.
Mais pour l'instant, son frère Paul, 16 ans, passe son temps à couper des tomates et des oignons dans une petite échoppe au toit de chaume située à quelques minutes de marche de leur maison. Il y prépare des snacks de chapati et d'omelette, appelés ici "rolex", pour les vendre.
"La pandémie a affecté mes études. J'ai dû travailler et payer mes propres frais de scolarité. Je n'aime pas ce travail. Je préférerais être en classe", dit-il, ajoutant qu'il ne pense pas pouvoir gagner assez pour y retourner lorsque les écoles rouvriront.
Bien qu'il n'y ait pas de frais de scolarité dans les écoles publiques ougandaises, les parents doivent quand même payer l'uniforme et certains matériels de base, ce qui est hors de portée de certains. En outre, dans de nombreuses zones rurales, il n'y a tout simplement pas assez d'enseignants et de salles de classe pour absorber tous les élèves potentiels.
M. Ssegawa dit que cela lui fait mal de voir ses enfants lutter.
"J'avais voulu que tous mes enfants terminent l'école secondaire, au moins. Mais je ne pense pas que ce sera possible", regrette-t-il.
"Je connais la valeur de l'éducation. De nos jours, il est impossible de trouver un emploi décent sans qualification. Cela me rend triste de voir mes enfants dans cet état", déclare l'ancien professeur d'études sociales et de sciences.
Il y a eu quelques cours à la radio et à la télévision, et les journaux et certaines écoles ont fourni des documents imprimés, mais ils n'ont pas atteint tout le monde.
Une étude réalisée en avril par le Forum des éducatrices africaines révèle que pour un peu plus de la moitié des 15 millions d'élèves du pays, l'enseignement s'est complètement arrêté, les enfants des écoles primaires étant les plus touchés.
Les Ougandais les plus riches ont pu avoir accès à des cours en ligne et à des professeurs à domicile, mais pas M. Ssegawa.
"J'ai entendu à la radio qu'il y avait du matériel d'étude que le gouvernement fabriquait pour les apprenants. Mais nous ne les avons pas eus", dit-il.
"Ma vie a changé quand je suis tombée enceinte"
Sa nièce, Madina Nalutaaya, 17 ans, vit à 30 minutes de route du village des Ssegawa.
Elle aussi ne retournera pas à l'école.
Elle était en avant-dernière année d'école primaire avant le confinement. Elle est maintenant mère d'une petite fille de deux mois.
Sa situation actuelle semble accablante et il est difficile de l'amener à s'ouvrir.
Baissant les yeux sur le bébé qu'elle tient dans ses bras, elle s'exprime en phrases tronquées.
"Ma vie a changé quand je suis tombée enceinte. Le père de mon enfant s'est enfui."
L'autorité nationale de planification de l'Ouganda estime en août que 30 % de tous les apprenants du pays ne retourneront pas à l'école en raison des grossesses d'adolescentes, des mariages précoces et du travail des enfants.
Les données sanitaires du gouvernement montrent que les cas de grossesse chez les filles âgées de 10 à 14 ans ont plus que quadruplé entre mars, date de la première fermeture des écoles, et septembre 2020.
Le système éducatif ougandais permet aux jeunes mères de retourner à l'école, mais beaucoup d'entre elles n'ont pas de système de soutien à la maison ou de moyens pour subvenir aux besoins de leur bébé.
"J'ai quelqu'un à qui je pourrais confier mon bébé, mais je ne serais pas en mesure de payer mes frais de scolarité et de subvenir aux besoins de mon enfant", explique Madina.
Le gouvernement subordonne la réouverture des écoles, prévue en janvier, à la vaccination des élèves âgés de 18 ans et plus, ainsi que de tous les enseignants.
Mais les autorités risquent d'être confrontées à un problème.
Certains enseignants, comme M. Ssegawa, se sont mis à l'agriculture ou ont trouvé un travail mieux rémunéré pour subvenir aux besoins de leur famille, et il est peu probable qu'ils retournent en classe.
M. Ssegawa lui-même ne voit aucun avenir dans l'enseignement et espère qu'un jour sa ferme pourra lui rapporter de l'argent.
Les bâtiments scolaires sont délabrés et quelque 4 300 écoles pourraient rester fermées en raison de problèmes financiers, selon l'Autorité nationale de planification.
Les enfants seront également très en retard par rapport à ce qu'ils devraient être.
Les responsables recommandent d'allonger la semaine scolaire et de raccourcir les vacances pour aider à rattraper le temps perdu.
La ministre de l'enseignement primaire, Joyce Moriku Kaducu, explique que son ministère recrute davantage d'enseignants et finance la rénovation des écoles.
"Le programme scolaire a également été révisé, de manière à ce que nous obtenions le contenu essentiel... afin que [les élèves] terminent le cycle éducatif dans la période prévue", ajoute-t-elle.
L'impact du manque d'éducation
Il est également prévu de cibler les enfants qui présentent un risque élevé d'abandon scolaire ou de leur proposer une formation technique et professionnelle comme alternative.Mais il faut aussi faire face aux conséquences à long terme.
Dr Ibrahim Kasirye, directeur de recherche au centre de recherche sur la politique économique de l'université de Makerere, explique qu'une éducation moins poussée réduit les chances de trouver un emploi décent et bien rémunéré, ce qui rend plus difficile la sortie de la pauvreté.
"Cela pourrait entraîner une augmentation de la criminalité juvénile, car ces jeunes doivent trouver un moyen de survivre", confie-t-il à la BBC.
De retour à la ferme de M. Ssegawa, il se sent désespéré.
Se reposant à l'ombre avec ses enfants après une journée de récolte, il dit que son cœur se brise pour eux quand il pense à leur avenir.
Il compte sur l'extension du programme d'enseignement primaire gratuit dans les zones rurales pour leur donner une chance, mais cela ne se fera peut-être pas assez tôt.
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