A la lisière du Nigeria, groupuscules sécessionnistes armés de bric et de broc et forces de l’ordre s’affrontent, faisant fuir la population dans le pays voisin.
Le village de Kembong, au Cameroun, a été incendié par l’armée en décembre 2017, selon les habitants.
Plus personne ne veut aller à Kembong. La route qui y mène est devenue une impasse que les chauffeurs refusent d’emprunter arguant que « la vie ne vaut pas la peine d’être sacrifiée ». Les chefs traditionnels et la plupart des habitants sont terrorisés à l’idée d’y remettre un pied. Tous ont fui ce village du Sud-Ouest, l’une des deux régions anglophones du Cameroun, où quatre gendarmes ont été tués, mi-décembre 2017, par des « assaillants » désormais qualifiés de « terroristes ». C’est ainsi que le régime du président Paul Biya désigne les sécessionnistes anglophones, dont une partie s’est engagée dans la lutte armée.
Selon la population, des éléments des forces de sécurité se sont vengés, ont surgi dans la nuit, tiré en l’air, brûlé des habitations, humilié des habitants. « Je n’ai plus rien à perdre. Où irais-je à mon âge ? », lâche James Ojong, qui erre avec son chien dans les rues désertes, bordées de maisons calcinées – dont la sienne. Il n’a que 58 ans mais des traits de vieil homme, usé par une vie de travail dans les champs. Son existence a brutalement basculé le 18 décembre. « Ils m’ont fait sortir de chez moi avec ma famille et ont mis le feu. J’ai mis toute ma vie à construire ma maison et voilà, tout est détruit. Qu’ils me tuent s’ils le veulent », soupire-t-il.
Face à cette loi du talion appliquée par quelques soldats surarmés, les villageois sont partis. Il ne reste à Kembong que des vieillards, quelques femmes, des chèvres et des poules malingres. Certaines personnes passent la nuit en brousse, comme Omew Takang Achefe, 39 ans, à qui il ne reste plus qu’un pantalon élimé. « Si les militaires viennent, au moins ils ne me trouveront pas ! Mais je n’ai plus rien, plus de toit, et je vis de ce que l’on veut bien me donner », lâche-t-il, honteux. « Que vont devenir nos jeunes qui sont partis ? Ils sont fâchés et peuvent revenir pour se venger », marmonne dans sa barbe blanche Daniel, 70 ans, l’un des derniers gardiens du village, qui peine à marcher.
Des éclopés et des vieillards
Pour rencontrer les jeunes de Kembong et des environs, il faut aller au Nigeria, où ils s’entassent dans des maisons de fortune disséminées dans l’Etat frontalier de Cross River. A 90 km de pistes et de chemins de forêt, de l’autre côté de la rivière Manyu, des milliers de réfugiés du Cameroun anglophone déambulent dans les faubourgs d’Ikom, grande ville animée par les commerçants transfrontaliers – et, dès la nuit tombée, par des bandes de gamins armés. Il y a là des éclopés, blessés par balles, des vieillards, pour certains aveugles, et des milliers de jeunes qui affirment être devenus la cible des forces de sécurité camerounaises.
Nkongho Leo-Kelly Enohe, 35 ans, est arrivé au lendemain de la flambée de violences de décembre à Kembong, qui s’est rapidement étendue aux villages environnants, dont le sien, Afap. « Mon meilleur ami a été tué, un autre a été blessé et le préfet a émis un communiqué appelant à l’évacuation des villages qui allaient subir des raids de l’armée. Alors, pour ne pas mourir, j’ai pris la route à travers la forêt pour venir ici », lâche ce chauffeur routier au physique de colosse, père de deux enfants qu’il n’a pas revus ni entendus depuis.
A ses côtés, Samuel Njie, ancien taxi-moto à Mamfé, capitale du département de la Manyu, à une vingtaine de kilomètres de Kembong. Exaspéré par « la marginalisation » des anglophones, il s’était joint aux manifestations pacifiques lancées par les avocats et les enseignants le 22 septembre et le 1er octobre 2016, élément déclencheur de la répression. « Ils ont tiré dans le tas. Ils utilisaient des hélicoptères. C’était l’enfer, affirme-t-il. S’il le pouvait, Paul Biya ferait rayer de la carte les régions anglophones. Tant qu’il est là, le seul moyen de rentrer chez nous, c’est les armes à la main. Mais on n’a pas d’armes et on ne sait pas faire la guerre. »
En décembre 2017, au diocèse de Mamfé, au Cameroun, le père Peter Paul Ibeagha recueille les enfants de ceux qui sont partis au Nigeria.
Au diocèse de Mamfé, le père Peter Paul Ibeagha tente de consoler les enfants de ceux qui sont partis au Nigeria. Ce samedi matin, le prêtre ne parvient à retenir ses larmes lorsqu’il écoute les récits de ces gamins, comme s’il anticipait les conséquences désastreuses de la violence actuelle. Le père Ibeagha doit aussi gérer un séminariste de 24 ans bouleversé par la mort de son petit frère, tué par des gendarmes en décembre 2017 : « Il a reçu quatre balles et il en est mort. J’ai la haine de Paul Biya. Maintenant, si je vois un francophone, je ne suis pas sûr de garder mon sang-froid », dit l’homme d’église, qui requiert l’anonymat. Il marque un court silence, hésite, comme terrifié par ses propres mots, avant de lâcher : « Qu’avons-nous fait ? Qu’avons-nous fait pour mériter cette souffrance ? Qu’avons-nous fait pour mériter une haine aussi féroce ? »
« Grand bazar post-colonial »
Le 1er octobre n’est pas une date comme les autres dans ce pays d’Afrique centrale. En 1961, ce fut le jour de la réunification du Cameroun administré par la France et du Southern Cameroon britannique, qui décida par référendum de rejoindre son « frère » francophone plutôt que le Nigeria. La République fédérale du Cameroun était née. Mais le fédéralisme est supprimé une décennie plus tard. Les anglophones se sentent de plus en plus méprisés, même si l’élite politique et traditionnelle est habilement utilisée par le pouvoir, qui distribue les postes et l’argent.
« On a eu tort d’y croire et on a vite compris qu’il nous fallait lutter pour notre liberté », constate Simon Ngwa, 54 ans, un ancien commerçant de café désormais réfugié à Calabar, la capitale de l’Etat de Cross River : « Cette lutte qu’on mène aujourd’hui n’est pas nouvelle, elle puise sa source dans ce grand bazar post-colonial instrumentalisé par Yaoundé. Et les Nations unies nous ont abandonnés. »
La mouvance sécessionniste, longtemps marginale, a pris de l’ampleur. Et le 1er octobre 2017, Julius Sisiku Ayuk Tabe, un ingénieur en informatique établi à Abuja, au Nigeria, ose proclamer l’indépendance symbolique de la « République d’Ambazonie ».
« Président » fantasque d’un micro-Etat virtuel, dépourvu d’expérience politique, il se retrouve confronté à une crise humanitaire, une guerre, devant gérer une collecte de fonds auprès de la diaspora et une quête de reconnaissance de la communauté internationale qui ne viendra certainement jamais. La « République d’Ambazonie » est un mirage, et nombreux sont les habitants des régions anglophones à se sentir étrangers à ces revendications.
Julius Sisiku Ayuk Tabe doit aussi composer avec des « ministres » et des conseillers radicaux qui ont commencé à former, au Nigeria, de petits groupes de guérilleros mieux équipés en fétiches qu’en armement. Cela ne les a pas empêchés cependant de lancer des assauts au Cameroun, où plus de quinze membres des forces de sécurité ont été tués ces derniers mois dans des conditions souvent atroces. Le 14 janvier, un militaire qui se rendait à Kumba, dans le Sud-Ouest, avec son épouse et ses enfants a ainsi été arrêté par la foule, enlevé puis retrouvé décapité.
La guerre devient mystique
« Ils veulent la guerre et nous la ferons, sans relâche mais sans excès, explique le colonel Didier Badjeck, le porte-parole de l’armée camerounaise. La difficulté de cette guerre asymétrique est que les terroristes sont disséminés au sein de la population, équipés de fusils traditionnels et de quelques armes de guerre. On contrôle la situation. On a neutralisé les petits campements reculés où ils menaient des sortes d’entraînements militaires. On continue de ratisser et de boucler les zones sensibles. »
« Ils nous ont traités comme des citoyens de seconde catégorie et désormais ils nous tuent. La guerre n’est plus une option, c’est un devoir », rétorque, depuis Washington, Benedict Kuah, 42 ans, à la tête d’un de ces groupuscules, l’Ambazonia Defense Force.
Décembre 2017, au village frontalier d’Ekok, un policier camerounais contrôle une voiture arrivant du Nigeria.
Pour le Nigeria, qui a accueilli, nourri et soigné dans ses hôpitaux les déplacés, dont le nombre ne cesse de grossir, la situation est devenue embarrassante. Ils seraient plus de 15 000 selon les Nations unies, plus du double d’après les ONG locales, débordées par la situation humanitaire. Les services de renseignement nigérians ont fini par arrêter Julius Sisiku Ayuk Tabe et neuf autres cadres du mouvement sécessionniste réunis dans un hôtel d’Abuja. Ils sont toujours détenus au secret. Le Cameroun réclame leur extradition. Amnesty International s’inquiète des risques de « torture et de procès inéquitable s’ils sont extradés ».
Bon nombre de déplacés du Cameroun anglophone se sentent désormais orphelins. Cette « République d’Ambazonie », ils avaient fini par y adhérer et avaient suivi le discours décousu de leur « président Sisiku », le 31 décembre 2017. Comme si tout était bon à prendre pour rêver d’exister. Le Nigeria, ce puissant grand frère qu’ils espéraient en soutien de leur cause, les aurait-il oubliés ? Les « Ambazoniens » invoquent les esprits, exhument les fétiches pour mieux combattre. Faute d’armes, leur guerre devient mystique.
« Ce sera pire que Boko Haram »
Dans la ville frontalière d’Ekok, côté camerounais, la vie semble suspendue. Autrefois, ce centre du commerce et de la contrebande transfrontalière irriguait l’économie locale. Tout est à l’arrêt. Internet a été d’abord suspendu dans les régions anglophones, puis rétabli et enfin ralenti par les autorités camerounaises. Lorsqu’ils n’en subissent pas directement les affres, les habitants d’Ekok captent les réseaux nigérians pour s’informer sur cette sale guerre. « Ce sera pire que le conflit contre Boko Haram », disent les jeunes du coin, avides de revanche. Pour l’honneur, pour tuer le temps et pour ne plus voir leurs frères réprimés.
Lorsque les forces de sécurité passent dans les rues, visages encagoulés, on distingue des petits bouts de tissu rouge accrochés à leurs fusils. « Les assaillants arrivent le corps bourré de gris-gris, précise un gendarme sous couvert d’anonymat. Lorsque nous tirons sur eux, ces balles ne les atteignent pas, ça ne les frôle même pas. Ces tissus rouges annulent le pouvoir de ces fétiches. Le rouge, c’est le sang, c’est le pouvoir, c’est la force. » A ses côtés, un collègue glisse : « Maintenant, on les écrase. »