12 mois après l’accident ferroviaire le plus meurtrier du Cameroun, la vie a repris son cours à Eseka. Mais les souvenirs et les traumatismes de ces événements du 21 octobre restent vifs dans cette ville qui manque toujours d’infrastructures sanitaires équipées.
Eséka, chef-lieu du département du Nyong-et-Kellé. Dans cette localité située à 120 kilomètres de Yaoundé, il est 11 heures. Un soleil de plomb darde sur la ville tristement célèbre depuis l’accident ferroviaire survenu le 21 octobre 2016. L’artère principale qui traverse la ville de part en part grouille de monde. Difficile de se frayer un chemin sur cette route cabossée où les motos-taxis, automobilistes et piétons se discutent la voie. Entre les vrombissements des moteurs, les coups klaxons et les décibels poussés à fond par les magasins qui bordent la chaussée, le vacarme est assourdissant. C’est que, un an après le drame qui a coûté la vie à près de 80 passagers du train 152 de Camrail, Eseka essaye de tourner cette page sombre de son histoire. Mais les stigmates de l’accident ferroviaire le plus meurtrier du Cameroun hantent encore les esprits.
Epaves
A la gare d’Eseka, l’ambiance est ordinaire. A 48 heures de la commémoration du drame d’Eseka, rien n’annonce la tenue de cet évènement annoncé pour la mi-journée de samedi prochain. Des vendeuses de vivre frais s’activent à conditionner leurs marchandises au niveau des parkings à l’extérieur. « Ce sont des oranges et des bananes qu’on ira vendre à Yaoundé », explique l’une d’entre elle en Bassa, principale langue du terroir. A l’intérieur de ce bâtiment vieux de plus d’une centaine d’années, un groupuscule de jeunes gens, assis sur des bancs dans un coin du hall, dévissent à voix basses. Quelques bureaux sont également ouverts en cette mi-journée. Au niveau du quai c’est le désert. Même pas l’ombre d’un humain. Depuis les événements du 21 octobre, les entrées et sorties des personnes sont strictement filtrées ici. Pour ce matin, le personnel astreint au service de sécurité est aux aguets et veuille au grain. Il est même interdit de filmer les vestiges du « train de la mort ». Pour des besoins d’enquête, ces « épaves » ont été mises sous-scellé par la justice. Il s’agit principalement des voitures les plus endommagées de l’accident survenu dans l’après-midi du 21 octobre 2016 à Eseka.
La fleur Rdpc
Si à l’avant, les grilles qui ceinturent la gare laissent échapper quelques clichés de ces wagons accidentés, il faut contourner pour réaliser une meilleure photographie des lieux. Sous cet angle, le site s’apparente à un vaste champ de ruine encombré de carcasses de voitures. De cette position située en hauteur, l’on dénombre 14 wagons abandonnés pêlemêle de part et d’autre de la voie ferrée qui traverse la gare. Sur la voiture 1336, une gerbe de fleurs naturelles encore verdoyantes repose à l’entrée du wagon. Elle est marquée d’un message écrit en lettres d’or sur une bande rouge : «à la mémoire des victimes de l’accident du XXI octobre ». Cette marque de compassion est celle des militants du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (Rdpc), le parti au pouvoir.
Voiture 20922
Le niveau d’impact observable sur certaines voitures témoigne de la violence du choc. Vitres soufflées, carrosserie totalement déformée, l’état de la voiture frappée du numéro V 20922 incarne l’horreur d’Eseka. Les marques lassées par les coups de hache assenés sur la portière pour extraire les victimes de cet amas difforme de ferraille sont encore perceptibles. A l’intérieur, un morceau d’étoffe défraichi, coincé sur la paroi du wagon, s’agite sous l’effet du vent, comme pour attirer l’attention du visiteur. Sur le planché déchiré de cette même voiture, un pied de chaussette imbibe de boue est resté prisonnier. Mais qu’est devenu le propriétaire cette chaussette ? A-t-il seulement survécu ou péri dans cet accident? Difficile de répondre. Toujours est-il que la voiture V20922 fait partie de rames du train qui ont terminé la course au fond du ravin avec leurs passagers. Un riverain se propose d’ailleurs de nous conduire jusqu’à ce ravin qui se trouve à un jet de pierre de la gare d’Eseka. Au bout de 10 minutes de marche nous y sommes. Sur les lieux, les hautes herbes ont envahi le ravin. Ici, la broussaille a même enseveli tous les indices susceptibles de témoigner des événements du 21 octobre. Dans ce « ravin de la mort », rien ne rappelle la disparition tragique des dizaines de Camerounais tués par l’accident du train inter city de 16 wagons. Souvenir traumatisant Les souvenirs sont pesant pour plusieurs personnes ayant participé à ces événements. Notamment pour le personnel de l’hôpital départemental d’Eséka où les victimes ont été transportées dès les premières minutes qui ont suivi le drame. Dans son bureau, Marie Laure Mbock, infirmière diplomé d’Etat et surveillante général cette formation hospitalière se souvient encore de cet après-midi noir. «Nous étions débordés par la situation. Avec un effectif d’à peine une douzaine et sans grands moyens, nous nous sommes battus courageusement pour sauver des vies », relate l’infirmière. Emue. Pour elle le manque de moyens logistiques et humains ont fait défaut à cet hôpital pour répondre plus efficacement. Et 12 mois après l’accident le manque de matériel demeure une réalité pour cet hôpital qui a procuré les premiers soins aux blessés. L’hôpital d’Eseka ne dispose toujours pas d’ambulance, ni d’imagerie médicale ou d’échographie, encore moins d’un groupe électrogène. Même le laboratoire est sous-équipé.
Les attentions de Camrail
Toutefois, quelques améliorations ont été faites. Notamment grâce à l’entreprise ferroviaire Camrail. En effet après l’accident, la filiale au groupe Bolloré a offert un château d’eau qui approvisionne désormais la formation hospitalière en eau potable. Du même partenaire, l’hôpital d’Eseka a également reçu d’importants lots de médicaments et de réactifs. Selon le personnel sanitaire, d’autres organisations issues de la société civile et même de la diaspora camerounaise ont également intégré cette chaine de solidarité vis-à-vis de l’hôpital d’Eseka. Mais l’on reste loin des attentes.
Rites de purification
Eseka veut oublier. « Nous n’avons jamais vu autant de sang couler, ni autant de morts en une seule soirée», commente Fredéric Lingom, la mine grave. Le Mbom-Bog –patriarche chez les Bassade 63 ans est un chef traditionnel et président du regroupement initiatique des patriarches bassa dénommés Nkoada-Ntong. « Dans le cadre des us et coutumes du peuple Basa, il était impératif de purifier les terres d’Eseka sur lesquelles ce sang humain s’est versé », explique-t-il. C’est dans ce cadre que le Cercle initiatique a tenu des séances de purification dans différents points de ville, quelques jours après l’accident meurtrier. «L’enjeu était d’éviter à la communauté de revivre un sinistre pareil ». Et pour les gardiens de la tradition bassa, ce sort qui a frappé le peuple camerounais tout entier a été conjuré !