Un fonctionnaire libyen a raconté de façon poignante, à la journaliste Carolyn Lamboley, comment il a été détenu par les services de renseignement et accusé d'espionnage.
Le 1er octobre 2020, Walid Elhouderi a été appelé pour servir d'interprète lors d'une réunion avec plusieurs ambassadeurs dans la capitale libyenne, Tripoli.
Une fois la réunion terminée, il se souvient avoir raccompagné l'ambassadeur congolais jusqu'à sa voiture pour lui dire au revoir, puis être retourné dans la salle de réunion pour récupérer ses affaires.
"C'est là que j'ai trouvé quatre personnes qui m'attendaient. Ils m'ont malmené, m'ont giflé, ont pointé une arme sur mon ventre et m'ont enlevé. Après ça, j'ai disparu. Je ne savais même pas où j'étais", raconte M. Elhouderi.
Les quatre hommes, en civil, avaient été envoyés par les services de renseignement, selon Walid Elhouderi, qui a été emmené dans l'une des prisons secrètes de Tripoli, parfois administrées par les milices qui contrôlent de nombreux quartiers de la capitale.
Le phénomène des disparitions forcées a été largement documenté par les Nations unies dans le sillage de la révolution de 2011, qui a entraîné le renversement du dirigeant de longue date Mouammar Kadhafi, et plongé le pays dans le chaos.
"Pendant quarante-sept jours, personne ne savait où j'étais", raconte M. Elhouderi.
Les jours et les semaines qui ont suivi ont été un véritable tourbillon : il a été accusé d'avoir tenté d'obtenir des secrets défense, placé en l'isolement, transféré dans un autre lieu et torturé.
"Ils m'ont privé d'eau pendant trois jours d'affilée et venaient me frapper sur le dos trois fois par jour. Ils ne posaient aucune question, rien", se souvient M. Elhouderi.
Après environ deux semaines, l’otage est finalement emmené pour être interrogé et de moins en moins roué de coups.
Il a été présenté à un procureur, et un mois plus tard, à la mi-novembre 2020, il a été transféré, avec l'un de ses compagnons - également détenu -, à la prison d'État d'al-Rweimi, dans le quartier d'Ain Zara, à Tripoli.
"Le jour où nous sommes entrés dans cette prison, nous nous sommes dit : 'Wow, nous sommes libres. Même si nous sommes dans une prison, au moins nous sommes beaucoup moins violentés'".
Avant, ils auraient tout aussi bien pu être "nulle part", dit-il. "Nous ne savions pas que nous allions passer encore treize mois dans cet établissement", ajoute Walid Elhouderi.
Au moment de son arrestation, M. Elhouderi travaillait au département de l'interprétation et de la traduction du ministère des Affaires étrangères depuis quelques mois seulement.
Fonctionnaire de haut vol, spécialisé dans l'informatique et les droits de l'homme, il venait d'être nommé à la tête du département des technologies de l'information et de la communication (TIC), une promotion qui allait lui coûter bien plus cher que sa valeur.
Dans un premier temps, M. Elhouderi a été accusé d'avoir "violé le système d'information secret du ministère". Les médias ont annoncé qu'il avait été placé en détention à la mi-octobre 2020, relayant une déclaration du bureau du procureur général selon laquelle il avait été arrêté par les services de renseignement.
"Des secrets de défense"
Lui et son coaccusé, Sufyan Mrabet, un employé du département des TIC du ministère, ont ensuite été accusés d'"utilisation de moyens de télécommunications dans l'intention d'obtenir des secrets de défense". Walid Elhouderi a été accusé d'avoir installé plusieurs matrices sur le serveur du ministère qui étaient reliées à un serveur en France, où son père était ambassadeur.Le ministère français des Affaires étrangères s'est refusé à tout commentaire sur cette affaire.
M. Mrabet a été détenu à peu près en même temps que M. Elhouderi et, comme lui, a été libéré en janvier 2022 - après une épreuve d'environ quinze mois.
M. Elhouderi décrit ce qui s'est passé comme une "conspiration", accusant le directeur du département des TIC de l'époque, un homme qui, selon lui, a de puissantes relations à Tripoli, d'être à l'origine des accusations "mensongères" - une tentative, selon lui, de l'empêcher de prendre la tête du département des TIC, un poste qui s'accompagne d'un certain nombre d'avantages qui peuvent se répercuter sur l'entourage.
Finalement, après des mois de lobbying de la part de sa famille, de ses avocats et de la Commission nationale des droits de l'homme en Libye (NCHRL), pour laquelle M. Elhouderi était bénévole, le tribunal a conclu que les accusations "n'étaient pas fondées sur des faits et sur le droit, mais qu'elles étaient le résultat d'une simple querelle entre collègues".
MM. Elhouderi et Mrabet ont été contraints de faire des aveux sous la contrainte, ont été soumis à une "coercition physique et psychologique" et ont été "enlevés sans que personne ne sache où ils se trouvaient, ce qui a poussé leurs familles à contacter le bureau du procureur général et à déposer un rapport sur les personnes disparues".
Le rapport indique également qu'un médecin ayant examiné M. Elhouderi a constaté qu'il "présentait de multiples blessures, notamment des hématomes sur le torse, qui se sont toutes produites au cours de la même période et ont été causées par un outil contondant ou une tige d'acier".
Le ministère libyen des Affaires étrangères, le bureau du procureur général et l'ancien directeur du département des TIC n'ont pas répondu aux demandes répétées de commentaires.
Une "vache à lait"
Ce qui est arrivé à MM. Elhouderi et Mrabet est plus qu'une simple histoire de rivalité mesquine entre bureaucrates.C'est le témoignage d'une culture de la corruption et de l’impunité endémique dans un État qui a largement cédé le pouvoir à l'arbitraire des intérêts personnels et à l'influence des milices.
En août 2022, le Bureau d'audit de la Libye a déclaré avoir contrôlé des "violations" concernant les nominations consulaires et diplomatiques au sein du ministère, soulignant la nomination de personnes "extérieures au secteur des Affaires étrangères". Il a émis une série de recommandations, dont celle de "cesser d'augmenter le nombre d'affectations" à l'étranger.
À propos de ce phénomène, M. Elhouderi a décrit le ministère, ainsi que d'autres institutions publiques, comme une "vache à lait".
Lorsque M. Elhouderi a été interrogé pour la première fois, environ deux semaines après le début de son calvaire, son interrogateur n'a cessé de lui dire qu'il avait de la chance.
"Il m'a dit : 'Tu sais, tu as vraiment beaucoup de chance. Sufyan est mort, nous l'avons tué... Mais toi, tu as de la chance. Au début, on voulait t'envoyer un commando de tueurs'. C'était après deux semaines de torture, avec mes yeux bandés tout le temps. Et c'est ainsi que l'interrogatoire a commencé. C'était la première fois que quelqu'un me parlait en deux semaines", se souvient-il.
À bien des égards, l'interrogateur de M. Elhouderi - qui bluffait à propos de M. Mrabet - avait raison. Il a eu de la chance.
Début 2020, l'année de sa détention, la Mission d'appui des Nations unies en Libye (UNSMIL) a déclaré avoir reçu "des dizaines de rapports faisant état de disparitions forcées et de tortures de civils, y compris, mais sans s'y limiter, de militants de la société civile, de journalistes, de migrants et de fonctionnaires" par des milices au cours de l'année précédente.
"Être en vie, un miracle pour moi"
L'UNSMIL, qui, selon M. Elhouderi, a été informée de son cas, s'est refusée à tout commentaire, affirmant vouloir "prévenir tout préjudice inutile" pour son personnel et ses familles."Ce qui m'est arrivé est l'histoire de chaque Libyen. Beaucoup de gens ne parlent pas", déclare M. Elhouderi.
Il raconte l'histoire d'un homme qu'il a rencontré en détention et qui tenait une cafétéria à Qasr bin Ghashir, à environ 20 km au sud du centre de Tripoli, qui aurait été surpris avec des dinars émis par la banque centrale de l'est - où une administration rivale est basée - dans sa caisse.
"Quand il a fermé boutique ce jour-là, il avait environ 100 ou 200 dinars, sur environ 2 000 dinars. C'est pour cela qu'il a été accusé. Mais il n'a jamais été présenté au procureur, et sa famille ne savait pas où il était."
"Des gens sont morts là-bas... Certains étaient là depuis cinq ou six mois. Ils n'ont jamais été présentés devant un tribunal. Personne ne savait où ils se trouvaient", affirme M. Elhouderi.
Walid Elhouderi reconnaît son ascendance privilégiée. Et pourtant, même avec toutes ses relations, il lui a fallu plus d'un an pour être finalement acquitté.
Plusieurs mois après leur libération, ni M. Elhouderi ni M. Mrabet n'ont été réintégrés au ministère et n'ont reçu aucune compensation.
Pourtant, M. Elhouderi affiche un visage radieux.
"Certaines personnes ne s'en sortiraient pas, à notre place. Elles ne resteraient plus qu'une ombre, une partie seulement d’elles-mêmes... Être en vie est un miracle pour moi."
*Carolyn Lamboley est une journaliste indépendante basée à Paris.