Le magazine panafricain Jeune Afrique avait publié pour la première fois en 2011 une enquête sur les grandes familles qui gouvernent réellement le Cameroun. De générations en générations, les descendants de ces familles occupent les plus importants postes du pays. L’économie, l’armée, la politique, tout est concentré entre les mains des familles à qui appartient le Cameroun.
Des ascendants charismatiques, quelques réussites flamboyantes, une puissance économique et une certaine proximité avec le pouvoir… Ces lignées patriciennes du Cameroun suscitent bien des fantasmes, mais se défendent d’être omnipotentes. Enquête exclusive.
La maison est un véritable bijou patiemment ciselé, qui marie harmonieusement matières et couleurs. Dans le grand séjour en L, tout a été pensé dans le moindre détail, témoignant du bon goût du maître des lieux. Nous sommes chez le dernier des sept frères Mukete, Ekoko, 46 ans, promoteur immobilier et directeur général de Spectrum, le groupe de communication créé par le plus connu de la fratrie, le discret Colin Ebarko Mukete, 56 ans, également président du conseil d’administration (PCA) de MTN Cameroun.
En l’absence du porte-parole habituel de la famille, Jacob Diko Mukete, 57 ans, chef de la division réformes économiques et financières de la Banque africaine de développement (BAD), Ekoko a accepté de nous recevoir. Les Mukete appartiennent au cercle très restreint des grandes familles camerounaises?: des réussites individuelles, une puissance économique, une certaine proximité avec le pouvoir et un patriarche qui en impose. Nfon Victor E. Mukete, 93 ans, est le paramount chief (chef suprême) d’un groupe ethnique du Sud-Ouest, les Bafaw, et le PCA du groupe public de télécommunications Camtel.
Parole parcimonieuse. L’amabilité et la liberté de ton de notre hôte surprennent car, pour pénétrer dans l’antre, mieux vaut être chaudement recommandé. Parfois, d’ailleurs, cela ne suffit pas?: la parole des Mukete est parcimonieuse, fortement réglementée. Davantage peut-être depuis le coup porté au prestige des grandes familles par la bruyante arrestation d’Yves Michel Fotso, 50 ans, 65 milliards de F CFA (99 millions d’euros) d’avoirs personnels estimés, principal héritier de l’empire qui porte son nom et ancien administrateur-directeur général de la défunte Cameroon Airlines (Camair). Poursuivi pour détournement de fonds publics, il est incarcéré à la prison centrale de Yaoundé depuis le 1er décembre 2010.
« L’histoire d’Yves Michel a au moins le mérite de déconstruire le mythe des grandes familles omnipotentes qui cadenassent le pays et dictent leur loi », estime Ekoko Mukete, par ailleurs vice-président de la Chambre de commerce, d’industrie, des mines et de l’artisanat du Cameroun, membre du directoire de la United Bank for Africa Cameroon et consul honoraire de Turquie. Sauf que, consciemment ou non, ces dynasties affichent parfois des comportements susceptibles d’alimenter les plus gros fantasmes.
Ainsi, les Mukete fonctionnent comme une société anonyme?: chaque première quinzaine de janvier à Kumba (Sud-Ouest, leur région d’origine), dans leur palace blotti au bout d’une interminable allée et protégé par un immense portail à leurs armoiries, leurs retrouvailles sont toujours précédées d’une journée de visite des terres disséminées dans la région, et suivies d’un conseil d’administration. Princes, politiciens (à 52 ans, Ekale Mukete est maire de Kumba I sous l’étiquette du Rassemblement démocratique du peuple camerounais [RDPC]) et redoutables hommes d’affaires, ces purs produits des universités américaines et britanniques (Yale, Cambridge, Manchester…) mettent un point d’honneur à rappeler que leur réussite repose sur leur esprit d’entreprise.
La société familiale, dont ils sont tous actionnaires, date de 1910. La ferme créée dans la région par leur grand-père, Abel N. Mukete, est devenue, en 1928, la A. Mukete and Sons Plantations (aujourd’hui Mukete Plantations Ltd. et Mukete Estates Ltd.), spécialisée dans la culture de palmiers à huile, d’hévéas et de cacaoyers. Dans les années 1970, grâce à un crédit de la Caisse centrale de coopération économique française, Godfrey Mbe Mukete, 59 ans, premier diplômé africain de l’université de Yale, agrandit les surfaces et diversifie les cultures. Une expansion pas toujours bien perçue. « Ils sont insatiables et empêchent l’émergence d’autres fils du coin », grince un habitant, oubliant de rappeler que sept cents personnes travaillent dans ces plantations.
Une fortune inestimée
S’ils s’interdisent de fournir une quelconque estimation de leur fortune et de leurs actifs, les Mukete ne font en revanche pas mystère de leur désir d’étendre leur influence au-delà de leur fief d’origine. Ils ont ainsi investi dans un groupe de communication comportant deux chaînes de télévision (STV1 et STV2) et une régie publicitaire (Spectrum), avant de prendre, dès sa création, 30 % des parts de la compagnie privée MTN Cameroun, leader du marché de la téléphonie mobile (plus de 191 milliards de F CFA de chiffre d’affaires en 2009). « Certains prétendent que mon père, PCA de Camtel, s’est arrangé pour que Colin achète MTN. Mais il ignorait tout des intentions de mon frère. Et il s’agissait d’un appel d’offres international?: nous avons remporté la mise en payant 43 milliards de F CFA, soit 13 milliards de plus que nos concurrents immédiats », plaide Ekoko Mukete.