Une femme dont la correspondante d'enfance a soudainement cessé d'écrire après avoir fui le génocide au Rwanda a écrit un roman pour "exorciser le chagrin de ne pas savoir ce qui lui est arrivé".
La correspondante de Sophie Buchaillard, Victoria, âgée de 16 ans, a été séparée de ses parents alors qu'elle fuyait le génocide de 1994, au cours duquel environ 800 000 personnes ont été tuées.
Victoria était hébergée dans un camp de réfugiés à Goma, en République démocratique du Congo.
Les deux femmes correspondaient fréquemment, jusqu'au jour où Victoria a écrit qu'elle était en train d'être déplacée et qu'elle reprendrait contact dès qu'elle le pourrait.
"Je n'ai jamais eu de nouvelles", dit Sophie.
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Au début, elle craignait d'avoir offensé son amie, mais au fil des mois et des années, elle a commencé à réaliser la précarité de la situation dans laquelle son amie s'était retrouvée.
"En grandissant, je me suis rendu compte que quelque chose de terrible aurait pu se produire, qu'elle aurait pu mourir ou être tuée, ou que toutes sortes d'autres choses auraient pu lui arriver", a déclaré Sophie, qui vit maintenant à Penarth, Vale of Glamorgan.
"Ce n'est que lorsque j'ai commencé à faire des recherches rétrospectives que j'ai compris toute l'ampleur de ce qu'a dû être la vie dans le camp."
"Une étrange normalité"
Dans les années 90, il était plus courant pour les enfants d'avoir des correspondants dans des pays lointains. Cette amitié improbable s'est nouée lorsque l'école de Sophie l'a mise en contact avec Victoria.Victoria voulait devenir traductrice, c'était donc l'occasion pour elle de correspondre en français.
"Lorsque nous avons commencé à écrire, j'étais confortablement installée dans l'appartement de mes parents à Paris et elle se trouvait dans le camp de réfugiés de Goma. Nos expériences ne pouvaient pas être plus différentes", dit Sophie.
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Sophie a déclaré qu'en dépit de la situation horrible de Victoria, il y avait une "étrange normalité" dans ses lettres et qu'elles écrivaient sur "des choses normales pour des filles de 16 ans".
"Elle était plus concentrée sur sa vie d'avant, sur celle qu'elle allait retrouver, et elle considérait ce moment dans le camp de réfugiés comme un incident, une parenthèse hors de la normale", a déclaré Sophie.
Elle ajoute que son amie est toujours apparue comme très calme.
"J'ai compris plus tard que ce que je prenais pour du calme était probablement un traumatisme. Il aurait été difficile pour elle de traiter tout cela à ce moment-là."
Après l'arrêt des lettres, Sophie a dit qu'elle s'inquiétait pour son amie, mais qu'elle n'a jamais complètement abandonné l'espoir qu'elle allait bien.
"J'ai toujours espéré qu'elle était retournée à sa vie normale... et qu'il était plus souhaitable de ne pas continuer à lui écrire", a-t-elle déclaré.
Quelques années après sa dernière lettre de Victoria, Sophie entre à l'université. Elle a ensuite vécu en Espagne et aux Etats-Unis avant de venir au Royaume-Uni comme étudiante en 2001, de se marier et de s'installer dans le sud du Pays de Galles.
Elle n'a jamais oublié Victoria, et se surprend à écrire des poèmes et des nouvelles sur son amie.
"L'écriture a des capacités cathartiques très puissantes et permet d'accéder au subconscient, je suppose", dit-elle.
À la quarantaine, Sophie décide de quitter son emploi à l'université de Cardiff et d'étudier un master en écriture créative dans l'espoir de devenir écrivain.
Elle commence à écrire et, une fois de plus, Victoria apparaît sur sa page.
Cela l'a amenée à passer sept mois à faire des recherches au Rwanda avant de rédiger son dossier de maîtrise, qui est devenu le début de son roman "This is Not Who We Are" [Ce N'est pas Ce Que Nous Sommes -littéralement].
Exorciser le chagrin
Le roman suit la vie de deux femmes, Iris de Paris et Victoria du Rwanda.Vingt ans après la fin soudaine de leur improbable correspondance, Iris travaille comme journaliste à Londres et se met à la recherche de sa correspondante.
"Il s'agissait en partie d'essayer d'articuler la vie d'une migrante au Royaume-Uni au moment du Brexit, et de découvrir ce qui se passe lorsque le pays où vous vivez vous dit très clairement que vous n'êtes pas le bienvenu", explique Sophie.
Sophie (right) at the launch of her book
Il s'agissait également d'essayer de répondre aux questions lancinantes et sans réponse qu'elle se posait au sujet de Victoria.
"Une partie de l'exercice était pour moi un moyen de découvrir ce qui est arrivé à Victoria", a-t-elle déclaré.
"C'était une façon d'exorciser le chagrin de ne pas savoir ce qui s'est passé".
Dès que le livre a été publié, Sophie a envoyé 10 livres au Mémorial du génocide de Kigali, au Rwanda, dans l'espoir que quelqu'un lise son livre et reconnaisse l'histoire.
"Je suis d'une nature pleine d'espoir, et je vis dans l'espoir que l'écriture du livre touchera d'une manière ou d'une autre quelqu'un qui sait ce qui lui est arrivé."