"La vérité est de notre côté et la vérité fait la force !" Vladimir Poutine a hurlé dans un microphone sur la Place Rouge la semaine dernière, après une grande cérémonie au cours de laquelle il a proclamé que quatre grandes parties du territoire ukrainien faisaient partie de la Russie.
"La victoire sera la nôtre !"
Mais dans le monde réel, les choses sont très différentes.
Alors même que le président russe signait au Kremlin ses traités d'annexion illégaux, les forces ukrainiennes avançaient à l'intérieur des zones qu'il venait de saisir.
Des centaines de milliers d'hommes ont fui la Russie plutôt que d'être enrôlés pour combattre dans une guerre qui s'étend.
Et les choses vont si mal sur le champ de bataille que M. Poutine et ses fidèles recadrent maintenant ce qu'ils prétendaient être la "dé-nazification" de l'Ukraine et la protection des russophones en une lutte existentielle contre l'ensemble de l'Occident "collectif".
C'est la vérité et rien de tout cela n'est du côté de la Russie.
Victime de son système
"Il est dans une zone aveugle. On dirait qu'il ne voit pas vraiment ce qui se passe", affirme le rédacteur en chef de Riddle Russia, Anton Barbashin, à propos du président russe.Comme beaucoup, l'analyste politique pense que M. Poutine a été pris de court par le soutien massif de l'Occident à Kiev, ainsi que par la résistance farouche de l'Ukraine à l'occupation.
Alors qu'il fête ses 70 ans aujourd'hui, après plus de 20 ans au pouvoir, il semble que le dirigeant russe soit devenu une victime de son propre système. Son style autocratique l'empêche d'accéder à des renseignements fiables.
"Vous ne pouvez pas remettre en question ses idées", explique Tatyana Stanovaya, directrice du cabinet d'analyse R.Politik.
"Tous ceux qui travaillent avec M. Poutine connaissent sa vision du monde et de l'Ukraine, ils connaissent ses attentes. Ils ne peuvent pas lui livrer des informations qui contredisent sa vision. C'est comme ça que ça marche."
Le dernier discours du président, prononcé sous les lustres dorés du Kremlin, a réaffirmé sa vision d'un nouvel ordre mondial.
Il s'agit d'une Russie puissante, d'un monde occidental intimidé qui a été contraint d'apprendre le respect et de Kiev à nouveau soumis à Moscou.
Pour y parvenir, l'Ukraine est le champ de bataille choisi par M. Poutine.
Même si ses ambitions semblent illusoires, il ne semble pas disposé à faire marche arrière.
"De nombreux calculs importants sur lesquels travaillait le Kremlin n'ont pas abouti et il ne semble pas que Poutine ait un plan B, si ce n'est de continuer à pousser les gens sur la ligne de front et d'espérer que le simple fait d'être nombreux empêchera l'Ukraine d'avancer davantage", estime Anton Barbashin.
Des recrues réticentes
"Pousser les gens au front" est un changement significatif en soi.Vladimir Poutine continue de qualifier son invasion d'"opération militaire spéciale" - la présentant comme étant de portée limitée et de courte durée.
De nombreux Russes ont pu l'accepter, voire la soutenir, tant qu'ils n'étaient pas directement concernés. Mais la mobilisation des réservistes militaires a transformé quelque chose de lointain et d'abstrait en un risque très proche et personnel.
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"C'est un moment déterminant. Pour la majorité des Russes, la guerre n'a commencé qu'il y a quelques semaines", explique Anton Barbashin.
"Dans les premiers mois, les personnes qui mouraient venaient surtout des périphéries et des petits centres. Mais la mobilisation va finir par changer cela, car les cercueils vont revenir à Moscou et à Saint-Pétersbourg."
Des conditions "tout simplement horribles"
La mobilisation a donné lieu à de nombreuses discussions sur les médias sociaux de la part des épouses et des mères des nouvelles recrues - celles qui ne se sont pas précipitées aux frontières à l'annonce de la mobilisation.Certains de leurs messages - ainsi que des vidéos réalisées par les hommes eux-mêmes - révèlent de sombres conditions de vie : nourriture insuffisante, vieilles armes et manque de fournitures médicales de base.
Les femmes parlent de l'envoi de serviettes hygiéniques pour rembourrer les bottes des hommes et de tampons pour panser leurs blessures.
Le gouverneur de la région de Koursk a décrit les conditions de vie dans plusieurs unités militaires comme étant "tout simplement horribles", allant jusqu'à une pénurie d'uniformes.
Ces révélations mettent à mal l'une des plus grandes fiertés de Vladimir Poutine : avoir reconstruit l'armée russe pour en faire une force de combat professionnelle dans laquelle les citoyens patriotes voudront servir.
Mais pour l'instant, les épouses de la plupart des recrues semblent se concentrer sur le ralliement à leurs troupes.
"Nous sommes au stade où une partie importante de la société russe croit encore que 'la Russie est une grande puissance qui combat l'Otan en Ukraine' et que l'envoi de tampons, de chaussettes et de brosses à dents aux mobilisés est un signe de patriotisme", a tweeté Anton Barbashin cette semaine.
La censure s'effondre
Mais le désordre de la mobilisation, et l'embarras militaire de la Russie, poussent davantage de personnalités à s'exprimer.Lorsque les libéraux ont condamné l'invasion de l'Ukraine, ils ont été arrêtés et beaucoup sont encore derrière les barreaux.
Il est même illégal d'appeler cela une guerre.
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Le député Andrei Kartapolov a été le dernier en date cette semaine à exhorter le ministère de la défense à "cesser de mentir" sur les difficultés russes, car "notre peuple est loin d'être stupide".
Margarita Simonyan, rédactrice en chef de la chaîne de télévision RT, a cité la pratique de Staline consistant à exécuter les "lâches" et les généraux "incompétents".
Mais il n'y a pas de remise en cause publique de l'invasion elle-même, et encore moins de Vladimir Poutine.
Margarita Simonyan l'appelle "le Patron" et devient vitreuse en parlant de l'annexion du territoire ukrainien comme d'une réussite historique.
"Il n'y a pas de mouvement politique anti-guerre", souligne Tatyana Stanovaya, surtout dans un climat politiquement répressif.
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Cela pourrait changer, dit-elle, si la Russie continue à perdre et à aspirer toujours plus de troupes.
"Poutine doit livrer quelques victoires".
Guerre "sainte" avec l'Occident
Même le président a fait allusion à des problèmes cette semaine, en qualifiant la situation dans les régions annexées de "rétive".Mais un effort considérable est fait pour imputer les revers de la Russie à l'Occident "collectif" qui soutient l'Ukraine.
Les médias d'État décrivent désormais l'occupation du territoire ukrainien comme quelque chose de bien plus important, ce qui semble encourager la nation à se battre davantage.
"C'est notre guerre contre le satanisme total", a déclaré Vladimir Solovyov aux téléspectateurs cette semaine.
"Il ne s'agit pas de l'Ukraine. L'objectif de l'Occident est clair. Un changement de régime et le démembrement de la Russie, pour que la Russie n'existe plus", a-t-il beuglé.
C'est la "vérité" à laquelle Vladimir Poutine croit et c'est pourquoi ce moment de faiblesse objective pour la Russie est aussi un moment de risque.
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Et "il a des armes nucléaires", dit-elle sans ambages.
"Je pense qu'il espère qu'à un certain niveau d'escalade nucléaire, l'Occident s'éloignera de l'Ukraine".
Elle n'est pas la seule à noter le ton plus radical, quasi-messianique, de M. Poutine.
"On a l'impression que c'est ce qu'il croit réellement : que c'est le dernier combat de l'Empire russe, une guerre totale avec l'Occident", dit Anton Barbashin.
"Que nous sommes à la ligne d'arrivée, que la Russie s'en sorte ou non".
Bien sûr, c'est aussi la "vérité" que Vladimir Poutine a maintenant besoin que l'Occident croie, plus que jamais.