"Le Cameroun conquis". Dans son édition du 24 janvier 1916, le journal "Le Petit Parisien" s’enthousiasme pour cette victoire française et britannique sur le continent africain. "Les opérations militaires entreprises depuis le début des hostilités, de concert avec l’Angleterre pour chasser les Allemands du Cameroun et faire tomber cette riche et importante colonie entre les mains des alliés, touchent à leur fin", peut-on lire dans un petit article en deuxième page.
Il faudra pourtant attendre le 19 février et la reddition de la garnison allemande de Mora, dans le nord du pays, pour que la conquête du "Kamerun", sous administration allemande depuis 1884, soit complète. Dans ses mémoires, "La conquête du Cameroun", le général Aymérich, commandant des troupes françaises, raconte ce dernier épisode en rendant même hommage à ses adversaires : "Cette poignée d’hommes intrépides avaient tenu pendant 18 mois, sur leur rocher. (…) Ils avaient repoussé victorieusement plusieurs attaques de vive force et subi de longs bombardements à obus explosifs. Elle avait bien mérité les honneurs de la guerre, qui lui furent d’ailleurs accordés sans aucune hésitation".
Il faut dire que cette campagne en terre africaine ne fut pas simple. Elle a duré plus d’un an et demi. Au Cameroun, les premières hostilités sont déclenchées quelques jours seulement après le début du conflit en Europe. Le 5 août 1914, des troupes venant d’Afrique équatoriale française s’emparent ainsi de deux têtes de pont des Allemands : Bonga, sur le fleuve Congo, et Zinga sur son affluent l’Oubangui. Ces deux postes avaient été cédés par la France à l’Allemagne en 1911 après la crise d’Agadir et les accords du congrès de Berlin.
Pour certains, ces rivalités coloniales ont été l’un des déclencheurs de la Première Guerre mondiale. Selon le lieutenant-colonel Rémy Porte, historien et spécialiste de la Grande Guerre, cette explication est cependant à nuancer. "Les années qui précèdent la Première Guerre mondiale sont marquées très largement par un apaisement des tensions coloniales, quels que soient les belligérants", estime l’auteur de "La conquête des colonies allemandes (1914-1918)". "Il y a eu l’Entente cordiale entre les Français et les Britanniques en 1904, puis des accords bilatéraux germano-britanniques et franco-allemands qui ont ensuite canalisé les ambitions des uns et des autres, territoire par territoire".
Des troupes constituées de soldats indigènes et de porteurs
Mais ces traités sont bien vite oubliés. Loin des champs de bataille européens, le Cameroun devient lui aussi un front secondaire. Les alliés décident d’attaquer la colonie allemande de façon concentrique. Un corps expéditionnaire franco-anglais est créé pour s’emparer du littoral, tandis que des colonnes nationales, françaises, britanniques et belges, tentent d’encercler par les terres les forces du Kaiser. Ces troupes sont constituées principalement de soldats indigènes originaires des colonies voisines encadrés par des officiers de la métropole. "Côté français, les bataillons de tirailleurs sont relativement bien formés car c’est sur eux que s’est appuyée la colonisation française depuis la fin du XIXe siècle", souligne Rémy Porte."Côté britannique, c’est un petit peu moins vrai car le développement des troupes coloniales est plus récent. Avant la guerre, ils avaient surtout des missions de douaniers et de garde-frontières".
© Droits réservés Ces soldats sont aussi accompagnés par des milliers de porteurs qui assurent le transport du matériel de campement, de la nourriture ou encore des munitions dans des conditions très difficiles. En pleine forêt équatoriale, sur des pistes traditionnelles ou en suivant les fleuves et rivières, ils souffrent sous le poids d’énormes charges. "Personne ne s’en préoccupe, ils ne sont même pas officiellement enregistrés car ils ne sont pas des combattants au sens propre. Ils sont souvent réquisitionnés d’office en traversant les villages. C’est une espèce de non-dit historique", constate l’officier historien. Des centaines d’entre eux meurent pourtant au cours de cette campagne militaire, sans qu’un bilan ne puisse être établi.
Une progression difficile
Sur le front, Douala tombe sans grande difficulté dès le 27 septembre 1914 et les Allemands se replient vers l’intérieur et prennent Yaoundé comme capitale provisoire. Alors que les Britanniques progressent assez rapidement à l’Ouest avec les prises notamment de Victoria (actuellement Limbé) et Buéa à l’automne, l’avancée se fait ensuite beaucoup plus lentement. Pour Rémy Porte, cette situation s’explique par un manque de coordination entre les différentes armées : "Les distances sont énormes et ce n’est pas facile d’avoir des liaisons. Chaque commandant de colonne mène aussi un peu sa guerre comme il l’entend. Il va falloir deux conférences franco-britanniques successives pour que l’on arrive à une conception interalliée".
L’historien souligne aussi "une véritable résistance et détermination" de la part des soldats allemands, qui "ne lâchent du terrain que très difficilement". Au Nord, ils tiennent ainsi pendant plus de cinq mois à Garoua, alors que la ville est assiégée.
Mais à la fin de l’année 1915, la situation bascule. La supériorité numérique des alliés finit par payer. "Les Allemands n’ont pas non plus de possibilité de réapprovisionnement et de renouvellement des effectifs. À chaque fois qu’un de leur lieutenant ou capitaine meurt, c’est une perte définitive, alors que les Français font venir des hommes du Dahomey (actuel Bénin) ou du Sénégal", décrit Rémy Porte. En janvier 1916, les forces de l’Ouest, de l’Est et du Nord se rejoignent enfin à Yaoundé, tandis que les Allemands se réfugient vers le Sud et la Guinée espagnole (aujourd’hui Guinée équatoriale).
"Le souvenir de ceux qui sont morts là-bas"
Alors que la Première Guerre mondiale est loin d’être terminée, les empires français et britanniques se partagent déjà le Cameroun en deux zones d’influence. Les Français occupent la plus grandie partie à l’Est, tandis que les Britanniques obtiennent deux poches limitrophes du Nigeria. Cette partition est entérinée en 1919 lors de la Conférence de Versailles, où il devient un territoire sous mandat de la Société des nations dont l’administration est confiée aux deux puissances.
De par ce découpage territorial, la Grande Guerre a ainsi eu de lourdes conséquences sur le Cameroun, jusqu’à son indépendance en 1960. Dans la mémoire collective française, cette campagne militaire a en revanche laissé peu de traces, à l’image d’autres théâtres éloignés comme le Front d’Orient ou les Dardanelles. Selon des propos rapportés par le journal l’Humanité en mars 1916, Gaston Doumergue, le ministre des Colonies, avait pourtant déclaré que "l’honneur sera grand pour tous ceux qui ont si courageusement combattu au Cameroun pour le triomphe des Alliés et pour la grandeur et la gloire de la France" qui "conservera le souvenir de ceux qui sont morts là-bas pour elle".
Un vœu pieux qui n’a pas été exaucé. Les ouvrages sur cet épisode de la Première Guerre mondiale ne sont pas légions comparés à ceux sur les combats de Verdun, le chemin des Dames ou la Marne. Les archives d’époque, qu’elles soient écrites ou photographiques, ne sont pas non plus très exhaustives. Dans ses mémoires publiés en 1933, le général Aymérich constatait déjà le "silence" et "l’oubli" autour de ce pan de notre histoire. "Lorsque des millions de soldats versaient leur sang pour défendre le sol national, qui pouvait songer à la poignée de gradés coloniaux et de tirailleurs indigènes, dont le sacrifice obscur s’accomplissait au cœur de l’Afrique, à plus de 5 000 kilomètres de la Métropole ?", avait-il alors résumé avec amertume mais réalisme. D’après le "Manuel à l’usage des troupes employées outre-mer" publié en 1934, ce "sacrifice obscur" a représenté " 630 tués ou morts de maladies et plus de 1 000 blessés" parmi les colonnes françaises au Cameroun.