Actualités of Friday, 15 September 2023

Source: www.bbc.com

Interdiction de TikTok par les talibans: ces afghanes qui refusent d'être réduites au silence

Une femme Afghane Une femme Afghane

"Je suis en direct pendant une heure chaque semaine pour aider des centaines d'Afghans à se sentir mieux sans avoir à sortir de chez eux.

Sogra Soltani me parle depuis la Norvège de son activité hebdomadaire sur TikTok, une bouée de sauvetage pour les jeunes femmes piégées en Afghanistan avec peu de droits.

"Certaines d'entre elles ont des cicatrices très profondes et je les aide en utilisant les mêmes méthodes que celles qui m'ont permis de surmonter mes difficultés. J'aide également les femmes à faire face à la violence et aux restrictions croissantes", explique Sogra.

Diplômée en psychologie de l'université métropolitaine d'Oslo, elle a également suivi un cours de "parentalité consciente", qui encourage les parents à prendre conscience d'eux-mêmes et à ne pas transmettre leurs propres problèmes à l'enfant.

Dans ses vidéos, cette jeune femme de 32 ans aborde toute une série de questions, notamment l'anxiété, la dépression, la gestion de la colère, les problèmes relationnels et les traumatismes de l'enfance.

Elle accueille ses followers avec un sourire chaleureux et leur parle d'une voix douce et empathique, cherchant à les aider à comprendre l'impact de leurs pensées et de leurs actions sur leur bien-être.

Depuis l'arrivée au pouvoir des talibans en août 2021, les femmes ont perdu le droit à l'éducation au-delà de l'école primaire et ont vu leur espace social fermé.

Ils ont interdit TikTok en avril 2022, estimant qu'il égarait les jeunes et que son contenu n'était pas conforme aux lois islamiques.

Mais il existe des moyens de contourner l'interdiction et Sogra tient à continuer à tendre la main, en diffusant en direct depuis son salon lorsque son enfant en bas âge est endormi ou est avec son ex-mari.

"Je veux que les gens remettent en question leurs propres hypothèses et croyances", déclare-t-elle.

Évasion et divertissement

Les Afghans cherchent également à se distraire, car les émissions de divertissement ont disparu des programmes télévisés. La musique et la danse sont également interdites.

Les jeunes Afghans qui vivent dans des villes disposant d'un bon accès à l'internet publient régulièrement des vidéos combinant musique, synchronisation labiale, imitations et sketches comiques.

Ils s'abstiennent toutefois de critiquer les talibans ou d'évoquer des questions économiques ou relatives aux droits de l'homme.

Onka Ajaibzai est suivie par plus de 100 000 personnes sur TikTok. Elle est originaire de Kandahar, un bastion du mouvement taliban, mais elle a quitté l'Afghanistan pour l'Asie centrale juste un an avant que les talibans ne prennent le pouvoir, avant de s'installer aux États-Unis.

"J'avais l'habitude d'organiser des débats politiques en direct sur TikTok, mais après avoir reçu des menaces de mort, j'ai renoncé à critiquer les talibans ou à parler de politique", me raconte cette étudiante en journalisme de 21 ans.

"Aujourd'hui, j'enseigne la langue pachtoune et la culture générale à des jeunes filles à qui les talibans ont interdit l'accès à l'éducation.

Elle entretient la flamme de l'indépendance en portant des vêtements occidentaux dans ses vidéos, bien qu'elle soit souvent critiquée parce qu'elle ne porte pas de hijab.

"TikTok a permis à de nombreuses filles afghanes de s'exprimer", explique Mme Onka. "Une voix qui leur a été enlevée par des talibans ignorants", ajoute-elle.

Tamana Jahish a travaillé comme journaliste politique pendant 13 ans en Afghanistan avant de s'installer en Allemagne. Elle étudie actuellement en vue d'obtenir un Master. Elle est également active sur TikTok.

"Alors que d'autres utilisent la plateforme pour s'amuser, les Afghans l'ont prise très au sérieux et ont abandonné leur travail et leur profession pour devenir des influenceurs sur TikTok", explique-t-elle, ajoutant que la plateforme a gagné en popularité au cours des deux dernières années.

Une interdiction qui n'en a que le nom ?

Cette situation a conduit certains experts à qualifier l'interdiction des talibans d'"échec lamentable".

"Les talibans ont interdit TikTok parce que leurs propres hommes utilisaient l'application 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Ils regardaient du porno et c'était une source d'inquiétude", explique Jamalnaser Sarwary, ancien directeur de la sécurité de l'information au ministère des communications avant la prise du pouvoir par les talibans.

"Ils ne peuvent pas appliquer les lois islamiques aux gens si leurs propres jeunes combattants ne peuvent pas les respecter.

Jamalnaser pense qu'il y a des milliers de TikTokers en Afghanistan qui ont accumulé 500 000 adeptes chacun.

Il explique qu'il est difficile de faire respecter l'interdiction car "de nombreux TikTokers utilisent des applications proxy et des réseaux privés virtuels (VPN)" pour accéder à l'application.

Cependant, être un influenceur à l'intérieur de l'Afghanistan est un exercice d'équilibre dangereux.

"J'essaie d'éviter les endroits bondés et lorsque j'ai terminé, je rentre immédiatement chez moi", explique un influenceur afghan dont nous avons modifié le nom pour des raisons de sécurité.

Shams Ahmad, âgé d'une vingtaine d'années, compte environ 500 000 followers et 10 millions de vues.

Pour ses numéros comiques, il traîne généralement dans les centres commerciaux, des lieux où les jeunes hommes riches se rencontrent. C'est un monde que l'on voit rarement dans la couverture médiatique occidentale de l'Afghanistan.

Shams s'est adapté à la réalité du régime taliban, réussissant à rester sous le radar et à continuer à publier ses vidéos.

Voix pro-talibans

La sévérité des talibans à l'égard des médias sociaux n'empêche pas leurs partisans de les adopter. Jamil Qaderi est un réfugié afghan qui vit en Belgique depuis 2010 et a obtenu le statut de réfugié il y a deux ans.

Il utilise la plateforme pour glorifier les talibans qui "assurent la sécurité et imposent la charia". Des talibans de haut rang sont apparus dans ses vidéos et ont parlé de leurs "réalisations".

Outre la glorification des militants, il a également critiqué les opposants aux talibans et ridiculisé certains groupes ethniques afghans et des femmes militantes. Il compte 60 000 adeptes et un million de "likes".

Son apparence a changé en fonction de son message : il porte désormais une longue barbe et le "shalwar kameez", un vêtement traditionnel composé d'une tunique et d'un pantalon.

Ses opinions ont suscité l'indignation de nombreux Afghans. Plus de 8 000 personnes ont signé une pétition en ligne demandant à la Belgique de l'expulser. En juin 2023, le vice-ministre belge de l'immigration a demandé que le statut de réfugié de M. Qaderi soit réexaminé.

Les deux tiers de la population, soit 26 millions de personnes, ont moins de 25 ans. Malgré la pauvreté généralisée, la pénétration de l'internet est en hausse en Afghanistan.

Selon DataReportal, une bibliothèque de référence en ligne, l'Afghanistan comptait 7,67 millions d'internautes en janvier 2023.

Les quatre principaux fournisseurs de télécommunications comptent 20,7 millions d'abonnés mobiles, selon l'autorité afghane de régulation des télécommunications.

"Facebook est le réseau social le plus populaire en Afghanistan, avec des millions d'utilisateurs actifs. Mais la croissance de Facebook a été lente ces dernières années, tandis que TikTok continue de se développer", explique Jamalnaser Sarwary, qui travaille aujourd'hui comme consultant en informatique à Londres.

Les femmes continuent de trouver Sogra sur TikTok malgré tous les risques. "J'ai remarqué que beaucoup d'entre elles trouvent qu'il est plus facile de communiquer avec moi en ligne", explique Sogra.

"Je sais aussi par expérience que les parents qui ont eu une enfance difficile sont plus susceptibles de commettre les mêmes erreurs, ce qui peut traumatiser leurs enfants. Je me concentre sur la construction d'une relation parent-enfant".