Vendredi 4 juin 2010, rue des Almadies, un quartier chic de Dakar face restaurant Le Mogador. Une villa attire tout de suite l'attention. Non pas à cause de son architecture ou de sa splendeur – elle se veut d'ailleurs modeste à coté de celles qui l'entourent –, mais davantage à cause des voitures garées hors de la barrière : une Renault 5, une SSangyong et une Citroën. Elles rappellent une époque révolue. C'est le domicile de Germaine Ahidjo, la toute première First Lady du Cameroun, veuve depuis 20 ans.
On ne peut rien voir de l'extérieur : la barrière, d'une bonne hauteur, barre la vue. Un gardien, assis sous un arbuste, se nettoie les dents avec une écorce d'arbre. C'est un gendarme en civil. Il faut se faire annoncer chez lui. Passé cette étape, un majordome vous prend à la guérite et vous conduit à la maîtresse des lieux. Le séjour est équipé de deux salons en cuir, d'une salle à manger en bois rustique et d'un petit coin pour le thé.
Sur un des guéridons, les photos et les distinctions honorifiques de l'ancien président. Elles semblent transmettre aux visiteurs un salut depuis l'au-delà. Mme Ahidjo n'a rien perdu de sa superbe et de son charme, malgré le poids de l'âge. Elle garde son allure altière de princesse. Un sourire à la fois diplomatique et convivial orne son visage. Elle a le même look que les photos d'archives ont toujours présenté, habillée à l'africaine, drapée dans de magnifiques pagnes.
Seules les lunettes qu'elle porte trahissent la cataracte qui la ronge depuis des années. Le geste est devenu quelque peu lent et mesuré. C'est avec beaucoup de plaisir qu'elle raconte certains faits historiques de la vie politique du Cameroun. A la fois nostalgique, mélancolique et passionnée, elle laisse transparaître quelques signes de lassitude lorsqu’elle évoque certains sujets. Quand il s'agit des frictions entre Biya et Ahidjo, elle devient un tout petit peu amer. Véritable bibliothèque vivante, témoin privilégié de l'histoire du Cameroun, le temps n'a pas détérioré les multiples souvenirs enfouis dans sa mémoire. Seulement, elle laisse son interlocuteur sur sa faim, donnant l'impression de n'avoir pas tout dit.
Quelle image gardez-vous du Cameroun, 27 ans après votre départ ?
C'est celle du Cameroun que j'ai laissé. Un pays bien. Un pays où les gens ont la joie de vivre. Le Cameroun était sur les rails du développement ; il était économiquement solide. Vous conviendrez avec moi qu’entre-temps, beaucoup de choses ont dû changer. C'est normal. Ainsi est faite la vie. Mais en même temps, je dirai que le Cameroun me manque énormément. Ma famille et mes amis y vivent. C'est vrai que certains sont morts et d'autres sont devenus invalides. Mais, ils me manquent tous.
Le Cameroun est un pays que mon mari et moi aimions beaucoup. C'était un endroit merveilleux, un cadre idéal. Nos enfants allaient au Lycée. Babette, notre fille aînée que vous avez rencontrée tout à l'heure, a fait le Cuss (l'actuelle faculté de médecine et sciences biomédicales de Yaoundé, Ndlr). Je garde du Cameroun une bonne image.
Pouvez-vous rappeler aux Camerounais dans quelles conditions vous arrivez au Sénégal ?
Nous sommes partis du Cameroun pour des vacances en France, mais aussi pour les soucis de santé de mon mari. Ahidjo était fatigué, surmené et il avait de plus en plus des pertes de mémoire. Il lui fallait du repos. Il a été admis dans une clinique. Quand son état s'est amélioré, il a voulu rentrer au Cameroun. C'est sur mon insistance qu'il n'y est pas retourné.
Ensuite, il y a eu cette fameuse histoire de tentative de coup d'Etat en septembre 1983 où il a été jugé et condamné à la peine capitale par contumace. Là, nous avons compris que nous étions devenus indésirables au Cameroun. On nous a retiré nos passeports. Quand on vous retire vos passeports, c'est qu'on vous retire aussi votre nationalité. Les autorités de Yaoundé avaient décidé que nous n'avions plus rien à voir avec le Cameroun. Nous sommes devenus des sans-papiers.
Heureusement que Ahidjo avait gardé de très bonnes relations avec certaines autorités françaises et avec le Sénégal. Le gouvernement sénégalais nous a offert des passeports. C'est dans ces conditions que nous venons nous installer à Dakar où mon mari avait acheté une modeste villa. Vous voyez bien qu'elle est en contradiction avec l'immense fortune qu'on lui a attribuée.
Comment avez-vous été accueillis par la communauté camerounaise de Dakar ?
Il faut reconnaître que nous arrivons au Sénégal dans un climat de suspicion. Au Cameroun, nous étions devenus des parias. Pour ne pas faire du tord à certains de nos compatriotes, on évitait tout contact avec eux.
On attribuait trop de choses à mon mari. Beaucoup de rumeurs nous parvenaient. Le Cameroun était devenu le pays des «on dit» (sic). On a par exemple dit qu’Ahidjo avait recruté des mercenaires. Mais pour faire quoi ? Détruire tout ce qu'il avait construit ? Ce n'était pas dans son genre. C'était un bâtisseur. Il ne pouvait pas être sapeur pompier et pyromane en même temps.
Des tentatives de coup d'Etat ont été créées de toutes pièces et on lui collait tout cela sur le dos. L'entourage de Biya, mais aussi celui d'Ahidjo ont contribué à envenimer la situation. Leurs proches ont commis un tas de maladresses, les éloignant progressivement. Les deux communiquaient de moins en moins. Il y avait trop de malentendus, trop de fausses histoires.
Après les tristes événements du 6 avril 1984, quelles étaient vos relations avec les Camerounais que vous croisiez souvent ? En parliez- vous ?
C'est comme je vous l'ai dit tout à l'heure, on voyait très peu de Camerounais` et on évitait de parler politique. Surtout qu'à Yaoundé, on a fait croire au peuple que c'était Ahidjo l'auteur de ce soulèvement militaire devenu coup d'Etat. Et pour l'illustrer, on a choisi une partie de la conversation qu'il a eue ce matin-là au téléphone avec une journaliste de la radio française Rmc. J'étais présente lors qu’il a reçu le coup de fil. Lorsque la journaliste lui a annoncé qu'il y avait des combats à Yaoundé qui font penser à un coup d'Etat, Ahidjo a dit: "C'est vous qui me l'apprenez". Et elle a ensuite demandé : "Et si c'était vos partisans ?" Sa réponse a été: "Si ce sont les miens, ils auront le dessus".
Curieusement, c'est seulement ce dernier passage que les autorités de Yaoundé ont choisi de faire écouter au peuple. C'était à dessein. Pourtant, nous n'étions même pas au courant de ce qui se passait à Yaoundé. Et même si Ahidjo était au courant de ce qu'il se préparait quelque chose au Cameroun, il n'y était pour rien. On oublie parfois qu'il est parti du pouvoir de lui-même. Personne ne l'a contraint. Pourquoi donc chercher à revenir?
Lorsque vous vous recueillez sur la tombe de votre illustre époux Son Excellence Ahmadou Ahidjo, peut-on avoir une idée de ce que vous vous dites a ce moment-là ?
C'est toujours comme si je lui parlais. Je lui dis qu'il me manque beaucoup. Qu'il manque à ses enfants et à toute sa famille. Nous prions pour lui et nous veillerons toujours sur sa tombe.
S'agissant du rapatriement des restes de votre défunt époux, il se dit dans certains milieux que Paul Biya se vengerait de vous, parce que vous n'étiez pas du tout d'accord qu'il succède au président Ahmadou Ahidjo...
Non non ! Je n'y crois pas du tout. C'est cette affaire de coup d'Etat. Ça les a beaucoup éloignés (Ahidjo et Biya : ndlr). Le jour de l'enterrement d'Ahidjo, tout le corps diplomatique accrédité au Sénégal était présent à la mosquée. Sauf l'ambassadeur du Cameroun. Même le cardinal de Dakar était là. Et lorsque le cortège funèbre est passé devant l'ambassade, c'était le seul chemin qu'on pouvait emprunter, le drapeau du Cameroun n'avait pas baissé d'un seul centimètre. Il n'était pas en berne. Et ça, tout le monde l'a remarqué. C'était choquant pour certains. Le doyen du corps diplomatique de l'époque, l'ambassadeur de Côte d'Ivoire, qui était également le représentant officiel de Houphouët-Boigny aux obsèques, a cherché à rencontrer son homologue camerounais pour comprendre la situation. Mais en vain, l'ambassadeur ne le prenait même pas au téléphone. Parait-il, les instructions venaient de Yaoundé.
Quels étaient vos rapports avec feue Jeanne Irène Biya, la première épouse de Paul Biya ?
Nos rapports étaient cordiaux. Il n'y avait jamais eu de problèmes entre nous. On avait d'autres sujets de conversation que la politique. Ce n'était toujours pas la première dame et l'épouse du Premier ministre. Nous avions beaucoup de choses en commun. On avait la même formation ou presque. Elle était sage-femme et moi infirmière généraliste en maladies tropicales, donc on se comprenait. On parlait souvent boulot. Lorsqu'il y avait des problèmes entre épouses des membres du gouvernement, je calmais la situation. Vous savez, chacun a son caractère et c'est parfois difficile à gérer.
Comment réagissez-vous le plus souvent lorsque vous parviennent des informations en bien ou en mal sur Cameroun ?
Lorsque les informations sont bonnes, je suis contente. Et lors qu’elles sont mauvaises, je suis triste. Je suis Camerounaise, c'est mon pays. La politique m’a fait trop de mal
L'Undp (Union nationale pour la démocratie et le progrès) qui se réclamait de l'héritage politique de feu Ahmadou Ahidjo est aujourd’hui le meilleur allié du Rdpc, comment vivez-vous cette alliance ?
Ce sont des politiciens. Ils ont fait un choix qui est le leur, qu'ils en assument la responsabilité jusqu'au bout.
L'un des fils du président Ahidjo fait aujourd'hui partie de la majorité présidentielle, vous a-t-il consultée ?
Notre fils aîné (Mohamadou Ahidjo : Ndlr) m'a dit qu'il a été élu député de l'opposition. Rien de plus. D'ailleurs, ça dépend de ce que vous appelez majorité présidentielle.
S'il vous était donné de rentrer au Cameroun, allez-vous vous engager en politique ?
Non. Je n'ai aucune ambition politique. La politique m'a fait trop de mal.
Si le président Biya était face à vous; que lui diriez- vous ?
Rien. Mais alors rien du tout. Un président de la République n'est pas un homme ordinaire. Je laisse Biya seul face à sa conscience. Seulement, je demande qu'on fasse une réhabilitation officielle de mon mari. On lui a mis trop de choses sur le dos.
Il est des choses qui surviennent à tout un chacun dans son existence, telle la mort. Si jamais cela arrivait, où souhaiteriez-vous être enterrée ?
Partout où Dieu le souhaitera. Contrairement au président Ahidjo, moi je ne suis pas un homme d'Etat. Ce sera à mes enfants de décider.
Un message à l'endroit des Camerounais à la veille de la célébration du cinquantenaire de l'Indépendance et de la Réunification ?
Comme je l'ai dit à un de vos confrères il y a quelques semaines, c'est le moment où jamais de penser à une véritable réconciliation nationale. Il faut réconcilier tous les fils et filles du Cameroun avec leur passé. Cette réconciliation ne peut se réaliser sans la réhabilitation officielle de son premier président, décédé et enterré il y a 20 ans loin de sa terre natale, et le retour de ses restes au pays dans l'honneur et la dignité. C'est un patrimoine national. Il est temps de refermer cette douloureuse page qui a divisé et fait souffrir tant de Camerounais, et Ahidjo en premier.
Et au gouvernement sénégalais ?
Je ne peux que dire merci aux autorités sénégalaises. Elles ont toujours été d'un très grand soutien pour nous. Elles nous ont offert des passeports et c'est grâce à ces passeports que nous pouvons voyager aujourd'hui. Le gouvernement sénégalais assure notre garde et il s'assure toujours que nous ne manquons de rien.
Le nom d'Ahidjo est très respecté ici au Sénégal. Beaucoup de Sénégalais vont souvent prier sur sa tombe. Je dis merci à tous les Sénégalais.