En cas de problème, on accuse les migrants ou les minorités ethniques.
C'est une stratégie utilisée par les politiciens populistes ou les dirigeants autoritaires pour gagner des élections ou consolider une popularité en baisse.
Ce type de populisme semble être l'explication la plus probable de l'emportement du président tunisien Kais Saied, en février, contre les migrants d'Afrique subsaharienne dans son pays.
M. Saied a déclaré que ces personnes faisaient partie d'un complot visant à modifier la composition démographique du pays nord-africain, dont la culture est principalement arabo-musulmane.
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Un discours qui conduit souvent à la violence
Comme l'histoire le démontre clairement, il s'agit d'une stratégie dangereuse qui conduit souvent à la violence. Et c'est précisément ce qu'il s'est passé en Tunisie.À la suite des commentaires, les migrants noirs africains ont subi de plein fouet les retombées de la crise. Certains ont eu peur de sortir de chez eux, craignant des attaques violentes ou toutes autres agressions verbales.
Une étudiante originaire d'Afrique australe, qui étudie en Tunisie depuis cinq ans, a brossé un tableau poignant de l'impact des remarques de M. Saied sur les Africains noirs en Tunisie.
Elle a déclaré au podcast BBC Africa Daily que certains avaient vu leur maison incendiée, que d'autres avaient été battus et qu'elle ne se sentait plus en sécurité dans le pays.
De nombreux Africains noirs se sont donc rendus dans leurs ambassades pour organiser leur rapatriement.
Le gouvernement tunisien a défendu le président, arguant que son discours s'adressait à ceux qui étaient venus dans le pays sans autorisation et non à ceux qui s'y trouvaient légalement.
On estime à 20 000 le nombre de migrants subsahariens en Tunisie, qui compte 12 millions d'habitants.
Kenza ben Azouz, chercheuse tunisienne spécialisée dans les droits de l'homme, a déclaré à la BBC : "Il ne s'agit pas d'une question de légalité ou d'illégalité. Il s'agit d'être noir dans ce pays".
Elle a ajouté que les Tunisiens noirs, qui représentent environ 10 à 15 % de la population du pays, sont victimes de discrimination en raison de la couleur de leur peau. Cette question a été soulevée l'année dernière par une enquête de BBC News Arabic.
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Ce qui est nouveau cette fois-ci, c'est le langage utilisé par M. Saied pour aborder la question. Il semble avoir été conçu pour susciter la peur et la ferveur nationaliste, pour rallier les masses autour d'une cause quelconque à un moment où les malheurs de M. Saied n'ont cessé de s'accumuler.
Kais Saied, un président en difficulté
Sur le plan économique, la Tunisie est en très mauvaise posture. Elle ne s'est jamais remise des années de troubles politiques qui ont suivi le renversement du président Zine el-Abedine Ben Ali en 2011.Le tourisme a été durement touché par les attaques terroristes et le ralentissement a été aggravé par la pandémie de grippe aviaire, puis par la guerre en Ukraine.
Sur le plan politique, les choses ne vont pas non plus dans le sens du président.
Depuis qu'il a limogé le gouvernement et dissous le parlement à l'été 2021 et annoncé une feuille de route qui, selon lui, mettrait le pays sur la voie de la stabilité et de la prospérité, son plan a essuyé des revers cuisants les uns après les autres.
La commission qu'il a triée sur le volet pour rédiger une nouvelle Constitution lui a retiré son soutien après qu'il a apporté des changements radicaux au projet qu'elle avait soumis. Il a en effet réuni tous les leviers du pouvoir entre les mains de la présidence et a émasculé le pouvoir législatif et judiciaire.
Ensuite, la consultation publique en ligne sur le projet n'a attiré que quelques centaines de milliers de personnes sur un électorat de neuf millions.
Le scrutin lui-même a été boycotté par quelque 70 % des électeurs.
Son projet n'a pas fait mieux à l'étape suivante : les élections législatives qui se sont tenues à la fin de l'année dernière.
Le taux de participation a atteint un niveau record de 11 %, ce qui a incité M. Saied à déclarer que le peuple ne voulait pas de parlement.
Avec ses fréquentes tirades contre les médias et la classe politique, les accusant de corruption et d'abus de pouvoir, le président s'est en fait autoproclamé sauveur de la nation - le seul homme qui ne soit pas contaminé par la politique et la poursuite du pouvoir.
C'est pourquoi l'idée que la Tunisie est confrontée à une menace existentielle de la part des migrants subsahariens semble être une distraction commode.
Mais le discours xénophobe n'est pas entièrement inventé par le président.
Prenons par exemple le petit parti politique qui soutient M. Saied, le Parti nationaliste tunisien. Il colporte des idées xénophobes - qui ressemblent étrangement à celles des partis d'extrême droite anti-immigration en Europe - et fait campagne pour l'expulsion des immigrés noirs.
Le parti affirme que les Africains subsahariens sont des colons qui finiront par déposséder les Tunisiens de leurs terres, et il établit un parallèle avec Israël et les Palestiniens.
Jouer la carte du nationalisme est devenu une tactique commode en Afrique du Nord et au Moyen-Orient pour contrer l'influence omniprésente de l'islam politique, qui est fondamentalement une idéologie transnationale, et dont les partisans en Tunisie représentent toujours les principaux adversaires politiques de M. Saied.
Une polariation du champ politique
Le nationalisme peut être bénin ou dévier vers des territoires dangereux en temps de crise. M. Saied a dénoncé à plusieurs reprises ses opposants politiques comme étant des "traîtres".Cette polarisation n'est pas propre à la Tunisie.
M. Saied semble s'être inspiré de la stratégie déployée par le gouvernement égyptien du président Abdul Fattah al-Sisi pour saper l'emprise de l'idéologie islamiste sur la société et le discours politique.
Il a cherché à raviver le sentiment d'une identité nationale unique comme antidote à l'idéologie transnationale de l'islamisme, où la foi passe avant la patrie.
À l'instar de la Tunisie, l'Égypte a également connu une montée de la rhétorique anti-noir exprimée par les ultranationalistes, qui considèrent la présence de migrants noirs africains en Égypte comme une menace.
En réaction aux événements survenus en Tunisie, un groupe ultranationaliste égyptien, baptisé "Nationalist Revival", a exprimé son soutien à M. Saied.
Ce groupe affirme que l'Égypte a été submergée par des immigrants soudanais et subsahariens, et demande aux autorités de mettre fin à cet afflux et de les expulser.
Les mêmes personnes ont récemment fait campagne contre un spectacle prévu en Égypte de l'humoriste américain Kevin Hart en raison du soutien de l'artiste à l'afro-centrisme - la croyance, entre autres, que l'Égypte ancienne était une civilisation noire.
Cela a bien sûr exaspéré de nombreux Égyptiens, dont la grande majorité, comme de nombreux Tunisiens, tente de se différencier de l'Afrique subsaharienne.
Le spectacle a été perçu comme faisant partie d'une conspiration plus large visant à déposséder les Égyptiens de leur propre culture et de leur terre, tout en invoquant la situation palestinienne, d'une manière qui rappelle celle du parti nationaliste tunisien.
Le spectacle a ensuite été annulé, sans que les organisateurs n'en donnent la raison. Cette annulation a été considérée comme une victoire pour les nationalistes égyptiens.
Face au tollé international, M. Saied a tenu des propos conciliants ces derniers jours, soulignant que la Tunisie était un pays africain et qu'il avait des parents mariés à des Africaines noires.
Le gouvernement a annoncé quelques mesures pour rassurer la communauté noire africaine, comme la mise en place d'une ligne téléphonique pour les plaintes et l'annulation des amendes pour ceux qui ont dépassé la durée de validité de leur visa.
Mais tout cela est arrivé un peu trop tard.
Le mal est fait pour l'image du pays.
Dans les moments extrêmes, les étrangers ou les minorités ethniques peuvent être les premières victimes de ce nationalisme déculpabilisé.