Trente ans après, on ne sait toujours pas avec certitude ce qui a causé l'explosion du lac Nyos et tué 2 000 personnes. La faute aux scientifiques, dont les rivalités ont empêché la découverte de la vérité.
Jeudi 21 août 1986, dans une vallée du nord-ouest du Cameroun. Quelque 2 000 hommes, femmes et enfants sont retrouvés morts. Leurs zébus, chèvres, chiens, chats, ânes et poulets aussi ont péri en nombre. Tout comme la plupart des insectes, fourmis et mouches en tête. Curieusement, les habitations et la végétation alentour sont demeurées intactes. La vallée se situe en contrebas d’un chapelet de lacs de cratère, et les rares témoins jurent avoir vu l’un d’eux, le lac Nyos, changer de couleur. Hébétés, ils affirment aussi avoir senti une insoutenable odeur d’œuf pourri.
Rapidement, des équipes scientifiques internationales se déploient dans la zone, sous le regard perplexe des survivants, qu’il a fallu déplacer. Trente ans après, les troupes camerounaises stationnent encore aux abords du site, même si, au fil des années, les rescapés ont fini par retourner chez eux. Trente ans après, il ne fait plus de doute que c’est bien l’explosion d’un nuage de gaz carbonique dans le lac Nyos qui est à l’origine de la catastrophe. Mais les scientifiques n’ont jamais donné d’explication définitive au phénomène. On ignore toujours s’il est d’ordre volcanique et s’il est, par conséquent, susceptible de se reproduire.
Les querelles de scientifiques ont freiné les recherches
Jeune reporter au moment des faits, le journaliste néerlandais Frank Westerman s’est rendu dans la région en 1992 pour réaliser un documentaire. Il y est retourné en 2011, pour savoir cette fois ce que racontent les gens vingt-cinq ans après. Dans La Vallée tueuse, récemment publiée aux éditions Christian Bourgois, il soumet au lecteur des milliers d’histoires nées de l’accumulation de preuves et de faits au fil des années, laissant ainsi entrevoir les raisons pour lesquelles la catastrophe du lac Nyos reste une énigme. Pour Frank Westerman, avec des mythes, on a entravé l’émergence de la vérité. La responsabilité en revient selon lui, et de manière tout à fait paradoxale, aux scientifiques.
Pour les Français donc, impossible, dans l’état actuel de la science, de prévoir une éruption volcanique de type phréatique et a fortiori de l’empêcher
Accourus des quatre coins du monde au lendemain du sinistre, ils se sont constitués en camps rivaux, plus occupés à faire valoir leur point de vue qu’à faire naître une vérité scientifique fondée sur des faits. Le journaliste met d’abord en exergue les violentes querelles entre les équipes française et américaine. Première arrivée sur les lieux, la française, conduite par Haroun Tazieff, soutient que « le volcan sous-jacent au lac Nyos a expulsé, au cours d’une éruption phréatique, un nuage de vapeur brûlante avec une forte concentration de CO2 ». Pour les Français donc, impossible, dans l’état actuel de la science, de prévoir une éruption volcanique de type phréatique et a fortiori de l’empêcher.
Pour les Américains et les experts islandais qui les ont rejoints, c’est un « détonateur interne ou externe » qui a pu déstabiliser la couche supérieure des eaux faisant office de bouchon, et le lac a « spontanément » vomi une bulle de gaz toxique. Les Américains se débrouilleront pour communiquer leurs résultats en premier, au grand dam de Haroun Tazieff. Au-delà de ces théories, Westerman met également en évidence des alliances et des coalitions qui se nouent, comme pour gagner des élections. Les Italiens sont alliés aux Français, les Suisses les soutiennent, les Japonais hésitent. Les Britanniques, plus sensibles à la théorie américaine, se rallient aux… Français. L’auteur décrit aussi les intrigues des uns et des autres pour rallier à leur cause les journalistes présents sur le terrain. Et tous font ce qu’ils se reprochent les uns les autres : aller à la pêche aux preuves favorables à leurs thèses, sans rigueur apparente.
En théorie, les Camerounais sont alliés aux Américains, qui ne les prennent pas au sérieux, car ils privilégient la théorie du complot
Et les scientifiques camerounais dans tout ça ? En théorie, ils sont alliés aux Américains, qui ne les prennent pas au sérieux, car ils privilégient la théorie du complot. « Un jour ils croient qu’Israël est derrière tout ça, ils auraient « loué » les Grassfields pour tester une « bombe juive ». Le lendemain, ils soupçonnent les Français. À moins que ce ne soit une fois de plus les Américains », raille un Américain cité par Westerman.
Ce dernier rapporte encore des conversations édifiantes avec le chef de mission camerounais Paul Nkwi. Il lui a raconté que deux coopérants français qui travaillaient dans une plantation d’arabica voisine avaient précipitamment quitté le Cameroun deux jours avant la tragédie. La plantation qui les employait appartenait au chef des services secrets camerounais, Jean Fochivé, congédié peu de temps auparavant par Paul Biya. « Nous avions juste entamé notre enquête quand un petit avion appartenant à un riche homme d’affaires s’est écrasé, poursuit Nkwi. Nous nous sommes posé la question : l’objectif était-il de lâcher une bombe dans le lac ? »
Récupérations religieuses
Difficile, dans une telle ambiance, d’espérer la moindre vérité scientifique. Le ridicule atteindra des sommets avec la grande conférence sur le lac Nyos organisée au Palais des congrès de Yaoundé, en mars 1987, en présence de 86 experts venus de 35 pays et de 76 Camerounais. Censée faire taire les rumeurs et permettre de régler le sort des milliers de réfugiés qui se demandaient s’ils pouvaient rentrer chez eux, la conférence se soldera par un quasi-pugilat.
Sam Freeth, le chef de la mission britannique cité par Westerman, dira « s’être laissé embobiner par la magie de l’Afrique » et fera ce constat : « Je suis convaincu que de nombreux scientifiques, moi y compris, sont arrivés à des conclusions fausses pour avoir accordé trop de poids à des indications anecdotiques. » En juillet 1987, à la demande de Haroun Tazieff, l’Unesco organisera un nouveau séminaire sur la catastrophe du Cameroun. Sans Camerounais. Conclusion : une investigation plus poussée s’impose.
On a presque oublié les 4 434 rescapés, dont les peurs ont été vite récupérées par des missionnaires, essentiellement occidentaux
Pendant ce temps, souligne Frank Westerman, on a presque oublié les 4 434 rescapés, dont les peurs ont été vite récupérées par des missionnaires, essentiellement occidentaux. Aux personnes qui leur demandaient sans cesse si Dieu avait voulu les punir, ils répondaient : « Nullement, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous, comme eux. » L’auteur ajoute que les populations ne pouvaient pas se satisfaire des mythes des évangélistes et qu’elles ont fini par créer les leurs. Une rumeur veut d’ailleurs que les missionnaires blancs aient sur la conscience la mortalité massive de la vallée…
Le gouvernement camerounais s’est rangé à l’avis des Américains. Leur théorie du dégazage spontané a ceci de positif qu’elle permet d’entreprendre quelque chose. Elle offre la possibilité de neutraliser ces bombes à retardement que sont certains lacs camerounais (lire encadré). Géophysicien, le Français Michel Halbwachs a mis au point une technique originale destinée à dégazer d’une manière progressive et inoffensive les « lacs tueurs » : un tube et une pompe, installés à la verticale, permettent de faire remonter l’eau des profondeurs du lac, riche en gaz dissous. Halbwachs est convaincu que l’endroit est aujourd’hui totalement inoffensif, son enrichissement naturel en gaz étant contrebalancé par le dégazage artificiel.
NYOS, MONOUN, KIVU : TRISTE PRIVILÈGE
Deux ans avant la catastrophe du lac Nyos, il y a eu celle du lac Monoun, le 15 août 1984. De moindre ampleur, elle a causé la mort de 37 personnes. Situé dans l’ouest du Cameroun, le lac Monoun compte, avec le lac Kivu (à cheval sur la RD Congo et le Rwanda), parmi les trois seuls lacs au monde susceptibles de produire une éruption limnique. Il s’agit d’un phénomène rarissime au cours duquel le gaz accumulé pendant des années dans les profondeurs de l’eau est relâché dans l’atmosphère. Cette particularité vaut à ces lacs d’être répertoriés sous le nom de « lacs tueurs ».
À titre préventif, le Cameroun a procédé à des opérations de dégazage, qui devraient s’achever en 2016. Aucune opération de ce type n’a été entreprise au lac Kivu. Certes, ses gaz n’ont encore asphyxié personne. Mais, selon les spécialistes, sa situation reste très préoccupante : il contiendrait 300 fois plus de gaz que le lac Nyos. Son taux de saturation en CO2 serait presque atteint, et plusieurs millions de personnes vivent sur ses rives.