Ancien journaliste à la télévision publique, ancien chargé de communication à la Banque Mondiale puis à la Banque Africaine de Développement et depuis 2014, Directeur Général de African Media Initiative(AMI), Eric Chinje réagit sur l’actualité politique au Cameroun et le défi de la presse africaine dans un entretien accordé à Info-Cameroun au hall de l’hôtel Golf à Abidjan en Côte d’Ivoire au terme d’un atelier de formation d’une cinquantaine de journalistes africains aux techniques de reportage du secteur agricole.
Monsieur Chinje, allez-vous baisser votre touffe de cheveux lorsque les journalistes africains auront fait ce que vous attendez d’eux ?
(Rires). Ce qui est sûr, j’ai un objectif simple. Pour avoir été responsable de la communication de la Banque Mondiale, de la Banque Africaine de Développement et journaliste, cette expérience assez vaste a permis que je me rendre compte d’une chose. Du côté des institutions chargées d’aider au développement du continent, j’ai vu le rôle que peut jouer la presse dans le développement.
C’est très facile d’identifier les lacunes des institutions qui travaillent avec les gouvernements. Sans l’implication profonde de la presse, il n’y aura jamais un développement soutenable. Puisque du côté de la Banque Mondiale je voyais des projets et que je voyais des lacunes du côté de la presse, je suis arrivé à la conclusion qu’il fallait établir un pont entre les deux ; c’est à dire amener la presse vers les projets et ces projets vers la presse afin que cette dernière puisse jouer son rôle.
Avez-vous l’impression que le discours produit les résultats escomptés?
Je ne peux faire que ce qui est à mon niveau. Il faut que les institutions soutiennent les projets qui permettent aux journalistes de mieux faire leur travail. Je discute avec ces institutions et les journalistes autour d’une table. Ça n’a pas été facile de faire comprendre aux institutions et gouvernements qu’ils doivent collaborer avec la presse pour l’information du public. C’est la presse qui doit aider la population à poser les vraies questions aux dirigeants, à émettre des doutes ou à jouer le jeu. Il y a beaucoup de professionnels des médias qui diront de quoi parle-t-il, c’est ce que nous faisons tous les jours. Pourtant, le résultat n’est pas là.
Les dirigeants politiques ne font pas confiance à la presse parce que disent-ils, les professionnels de médias ne comprennent rien. Les institutions dans lesquelles j’étais le chargé de la communication disent la même chose. Je sais qu’il y a beaucoup de journalistes intelligents mais le problème demeure. AMI qui n’est financé par aucune institution ni gouvernement aide les médias à être plus performants dans l’intérêt de la population.
Après avoir fait le diagnostic, quelles sont les difficultés que rencontre cette presse ?
En fait, AMI existe pour trouver des réponses à cette question. Ça a commencé avec la recherche menée par deux institutions. Nous avons identifié des problèmes dans la gestion des entreprises de presse, la formation des journalistes et les contenus. Nous menons actuellement une enquête pour voir comment les medias africains couvrent l’Afrique. On a constaté que de manière générale, la presse africaine ne couvre pas le continent. Certes, il y a des efforts qui sont faits de temps en temps.
Les medias couvrent leur pays en dehors duquel il n’y a pas de message clé sur le continent. Tout ce qui se dit des autres pays africains viennent toujours des medias occidentaux. La Chine commence à rentrer dans ce jeu avec son agence de presse. Les africains ne donnent pas une vue indépendante du reste du continent. Outre le contenu et la déontologie, il y a des problèmes de gestion de la publicité et des données. AMI travaille avec les concernés pour résoudre ces problèmes, c’est pourquoi nous sommes à Abidjan pour parler de l’agriculture.
Quelle est votre sentiment au terme de cet atelier ?
Au départ, certaines personnes disaient que les medias africains en avaient fait assez sur la couverture de l’agriculture. Vers la fin, on était unanime pour reconnaitre qu’il y a encore beaucoup à faire pour soutenir le secteur agricole en Afrique. Quand on organise une telle rencontre, on espère qu’au moins quatre-vingt pour cent de participants vont accepter qu’il y a un travail à faire. Je crois que ça été le cas avec cet atelier. Si cinquante ou quatre-vingt pour cent des participants se mettent au travail, on aura largement réussi le pari.
Il y a quelques années, vous avez échangé avec le Rassemblement Démocratiquement du Peuple Camerounais (Rdpc), parti au pouvoir au Cameroun, qui voulait vous préparer pour la magistrature suprême mais vous avez souhaité commencer comme militant de base. Comment comprendre ce rapprochement ?
Ça été une décision personnelle. Je n’ai été approché par personne. J’ai décidé qu’il fallait que je vive la réalité au pays. Je voulais quitter la banque mondiale depuis longtemps. J’ai voulu m’impliquer dans la vie du pays et je me suis dit pour être honnête envers moi-même il fallait aller sur le terrain pour comprendre ce qui s’y passe réellement. Pour bien le faire, il n y a pas un poste qui nous permet de toucher cette réalité que celui de maire ou de conseiller municipal. C’est en ce moment que j’ai décidé de me mettre à la disposition d’une commune. J’ai appelé les responsables des différents partis politiques et des communautés de cette commune pour voir si je pouvais avoir une place, partager mes expériences, apprendre des autres pour mieux jouer un rôle. Il s’est avéré que je pouvais postuler pour le poste de conseiller municipal ; malheureusement, étant aux Etats Unis, je n’ai pas eu assez de temps pour faire tous les papiers au pays afin de compétir. J’ai raté cette occasion. Maintenant, je ne peux plus faire la politique parce qu’il me manque cette connaissance de la base. J’ai un autre défi, celui des medias.
Vous vouliez compétir pour quel parti politique finalement?
C’est justement la question que je m’étais posée. J’ai discuté avec le parti au pouvoir et les partis d’opposition. Je voulais savoir qui pouvait me donner une place à partir de laquelle je devais compétir. J’ai eu des encouragements des uns et des autres. Etant donné que je ne suis plus venu, je n’ai pas pris une décision.
Le débat politique au Cameroun s’attarde notamment sur la longévité du président Paul Biya au pouvoir depuis 34 ans. Comment appréciez-vous cette longévité ?
Je n’ai pas de problème avec la longévité si la politique menée par cette personne ou ce système donne satisfaction à la population. Il faut qu’on permette à cette population de juger la performance d’un gouvernement, d’un système ou d’un président. Quand un président dépasse deux ou trois mandats, même s’il est très performant, le système n’est plus créatif. C’est tout à fait normal. En vieillissant, l’homme perd certains reflexes. C’est cela qui a conduit à la réduction des mandats aux Etats-Unis par exemple où Franklin Roosevelt a passé plusieurs années au pouvoir.
S’agissant du Cameroun, je crois que le président Biya est fatigué. Le système ne peut plus se récréer. C’est pourquoi je n’ai pas de problème à prier le président, à lancer cet appel, qu’il ne se représente plus puisque c’est lui qui incarne ce système qui est fatigué. J’aimerais que le président actuel puisse conseiller le prochain président du Cameroun. Peu importe qui sera président – je suis sûr que ce sera quelqu’un du Rdpc (parti au pouvoir) – mais que le président Biya crée des conditions pour que les camerounais puissent choisir leur prochain président.
Ainsi, Biya sera honoré non seulement aujourd’hui mais dans l’histoire. Qu’il comprenne que les gens qui l’obligent à se représenter ont de petits intérêts à protéger mais ils n’aiment pas le Cameroun. On prie le président de modifier cette constitution et de faire en sorte qu’on ne la change pas au gré de la personne au pouvoir ; et même que quand on change la constitution, que cela ne profite pas au président en exercice. On doit limiter les mandats à deux ou alors à un seul mandat de six ou sept ans.
En fait, il y a plusieurs choses à revoir dans cette constitution notamment en ce qui concerne le rapport entre le secteur public et le secteur privé. C’est anormal que les plus riches du pays soient dans la fonction publique. Il y a également la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et la justice. Il faut que le président Biya le fasse avant de quitter le pouvoir. A sa place, je passerai mon temps à régler les petits problèmes que le Cameroun a ou pourrait avoir.
Marafa Hamidou Yaya, Inoni Ephraim, Polycarpe Abah Abah, etc figurent sur la liste des pontes du régime et personnalités de haut rang actuellement emprisonnés. Pensez-vous que ces personnes pourraient constituer un danger pour la nation ?
Ça revient à ce que je disais sur la séparation des pouvoirs, c’est le point de départ sinon on n’aura jamais un système crédible. On peut accuser ces gens de tout mais permettons à la justice de le déterminer et ne mélangeons pas les choses. Je vois des gens qu’on a condamné à vie et je me demande sur quelle base et qu’ont-ils fait de différent de ceux qui ont fait la même chose mais qui sont encore au pouvoir. Du point de vue général, il y a des gens à la fonction publique qui se sont enrichis en très peu de temps. Pourquoi certains sont en liberté alors que d’autres sont condamnés à vie ? Comme le système judicaire n’est pas crédible, nous ne pouvons dire que tel est coupable et l’autre ne l’est pas.
Je suis sûr que tout ce monde en prison souhaite la même chose, c’est-à-dire que justice soit faite. Mais c’est impossible d’avoir la justice sans séparation des pouvoirs. Actuellement en prison, ils espèrent qu’il y aura cette justice qui mérite la confiance de tous. Je ne crois que ces gens posent un danger à la survie de la nation. C’est une poignée de gens qui n’ont pas un pouvoir spécial. Je ne crois pas qu’ils vont mobiliser les gens simplement parce qu’ils ont été emprisonnés. Même si on les libérait tous aujourd’hui, je ne vois pas de danger particulier.
La plupart de nos dirigeants sont petits d’esprit. Arrêtons de voir les problèmes où ils n’existent pas. Cherchons à résoudre les problèmes réels : le football, la compagnie aérienne, le transport urbain, etc. On a reculé dans toutes les catégories de la société.
Ses aficionados soutiennent que le président Biya est un bon dirigeant qui est plutôt mal entouré. Quel commentaire en faites-vous ?
J’ai eu l’opportunité de discuter un moment avec le président. J’ai beaucoup de respect pour l’homme. Il est très informé, très intelligent et connait bien l’économie camerounaise. J’ai trouvé en lui un homme convaincu de l’importance de la démocratie dans un pays. Chaque fois que je rencontrais le président, j’en sortais toujours édifier. Mais il y a une chose vraie. Ce n’est pas le président qui exécute. Il dépend des gens autour de lui pour exécuter. De ce point de vue, c’est vrai que les gens autour du président ne l’ont pas servi.
Mais le président est un dirigeant qui doit s’assurer que les gens ont fait ce qu’il veut. Et sur ce point, Monsieur Biya est incapable d’assurer l’exécution de ses ordres et sa volonté. Si autour de lui, il y a des fainéants, des gens incapables, et que lui n’a pas la possibilité de se faire respecter, il y a problème. N’est-ce pas le président lui-même qui est allé à la télévision pour se plaindre de son gouvernement ? Et qu’est-ce qui s’est passé le lendemain, les semaines et même des années plus tard pendant que tout le monde attendait qu’il change ce gouvernement ?
Les gens se plaignent d’un gouvernement incapable mais le président le garde pendant des années. Qu’est-ce que cela signifie pour l’homme de la rue, les pays amis et les partenaires au développement ? Quand vous vous plaignez de la médiocrité et que vous ne faites rien, cela veut dire que vous êtes prêt à vivre avec elle.
La vérité est que l’homme est fatigué. C’est pourquoi on dit Monsieur le président laissez cette place ou restez président mais donner le plein pouvoir à un gouvernement issu des élections avec un premier ministre nommé parce qu’il dirige la majorité à l’Assemblée nationale.
Comment appréciez-vous la presse telle qu’elle fonctionne au Cameroun ?
Je vois des entreprises de presse à la hauteur des attentes à partir d’une perspective éloignée du terrain. Je trouve que les journalistes camerounais restent parmi les meilleurs quand je les compare à d’autres. Mais, cette presse n’accompagne pas le processus de transformation et de changement au Cameroun ; elle reste toujours captive du sensationnel. Il faut encore beaucoup d’efforts. Individuellement, les journalistes sont très bons. Sur la place internationale, ils n’ont à envier personne.
En lisant la presse camerounaise, je n’ai pas encore vu des analyses sur les politiques menées par le gouvernement. Je n’entends pas la voix des agriculteurs, des citoyens qui souffrent du manque d’infrastructures. Je parle des analyses profondes, des commentaires, des reportages fouillés. Je ne vois pas encore cela. Pourtant, il faut comprendre ces choses pour accompagner ce processus.
Au lieu de se plaindre qu’il n y a pas d’électricité comme l’homme de la rue, le journaliste doit donner à comprendre les problèmes liés à la production et à la distribution de l’électricité, les attentes du peuple ; donner le pour et le contre et qu’est-ce qui peut être fait. Travailler pour faire avancer la pensée et la réflexion sur ces questions, donner des points de vue différents sur les sujets, je ne vois pas encore ça dans la presse camerounaise. On voit facilement la qualité des journalistes mais prise dans sa totalité, la presse ne fait pas l’affaire.