Actualités of Monday, 13 May 2024

Source: Patrice Nganang

‘Le français est une langue pauvre, le Camerounais est un virtuose du patois’

Il se pose donc ici un problème de traduction de nos concepts Il se pose donc ici un problème de traduction de nos concepts

QU’EST-CE QUE LE PATOIS ?

Plusieurs personnes me posent cette question. Je vais donc l’expliquer ici doucement doucement. Toute langue est faite de mots et de concepts. Eh bien, le français que nous parlons nous vient de France, tant 1) le vocabulaire que 2) les concepts. Le problème cependant est que nous, Camerounais, Africains, et le monde entier d’ailleurs, avons d’autres concepts (2) que les Français dont nous parlons la langue (1).

Il se pose donc ici un problème de traduction de nos concepts en une langue dont ils ne sont pas issus. Moi spécifiquement, mes concepts sont d’une part, allemands, quand ils sont philosophiques, et d’autres parts, américains, quand ils sont politiques. Mais banalement, mes concepts sont camerounais, car je suis Camerounais. Chez les Français, le patois c’est une langue satellite d’une langue plus grande. Ainsi on dirait que le français est une langue, et par exemple, le marseillais est un patois. Donc, le marseillais est un sous-ensemble du français, ensemble plus grand. Le marseillais est donc une langue vernaculaire du français.

Ça c’est chez les Français. C’est le concept en France, quoi. Le français qu’ils parlent donne donc aux Camerounais une langue parlée (1), mais aussi (2) un concept qui classifie les langues en d’une part, une langue supérieure, le français, et une ou des langues inférieures, donc le marseillais qu'ils appellent patois. Ce concept a été appliqué au Cameroun avec la colonisation, et les Camerounais y réagissent avec résistance, car les colons l’ont étendu ainsi : la langue c’est le français, et par exemple, le bassa, le douala, le medumba, sont des patois, sont donc des langues vernaculaires. Ce qui, évidemment est faux, car le medumba, le bassa, le douala ne sont pas des sous-ensembles de la langue française comme l’est le marseillais. Là on se comprend naturellement.
Comment s’en sortir ? Les Camerounais ont une utilisation bien particulière de nos langues (le bassa, le medumba, le douala, disons), et ici, ce sont plutôt les Américains qui me donnent le concept.

Car nous utilisons nos langues comme des zones de confort: on la parle chez nous, à la maison, en famille, et pas dehors. Encore plus au Cameroun, pays dont la langue publique, dans la rue, par exemple ici, à Yaoundé, est le français. Les Etats-Unis appellent cela des ‘safety zones.’ C’est-à-dire que, dans une discussion en français, quand on veut dire quelque chose que l’on souhaite ne pas être compris par tout le monde, on parle en patois. L’extrapolation, ce sont nos partis politiques, évidemment, dans lesquels les sessions stratégiques se font en patois : l’ambassade, le RDPC, etc. Et ici, l’expression consacrée, c’est ‘on parle en patois.’ Mon entrée dans le débat sur Samuel Eto’o était un exercice, sinon une démonstration en la matière. J’y suis entré spécifiquement parce que mon ami, René Nguene, accusait les Bamiléké dont je suis, de se retourner contre les Bassas, pour saborder d’abord Rigobert Song, et ensuite Samuel Eto’o - deux Bassas.

Ce qui au fond est une évidence, la médiocrité de Rigobert Song et donc de Samuel Eto’o, est donc ainsi devenu une bataille rangée d’un contre une tribu. J’ai trouvé cela fascinant, car c’était hilarant, absolument cocasse. Et je sais que René ne va pas se fâcher devant ma réaction (à la différence du Camerounais commun qui réagit toujours devant le tribalisme tactique de manière hystérique quand on parle de sa tribu), donc, j’ai commencé à jouer avec les phrases, ou alors, à simuler les échanges, mais en utilisant le concept de la zone de confort, de la safety zone, pour définir le patois. Car le patois est un parler communautaire endogène que le Camerounais déploie de manière tactique, selon la situation d’hostilité. Le pidgin, l’anglais sont ainsi des patois autant que le medumba ou le douala ou le bassa.

Le fonctionnement de la ‘safety zone’ est politique, et est absolument régulé aux Etats-Unis. N’y font partie que des gens d’une communauté spécifique, et, chaque membre de cette communauté a le droit, s’il ne se sent pas ‘safe’ par la présence en elle d’un membre qui lui est hétérogène, de demander, d’exiger même que ce membre hétérogène soit exclu, pour sauvegarder sa propre ‘safety’. Le droit d’exclusion est donc inscrit dans la peur d’un seul membre, la peur pour sa ‘safety’ à lui seul. Exemple classique : vous êtes un groupe de noirs, et dans ce groupe vient un blanc. Tout membre noir du groupe a le droit de dire qu’il ne se sent pas ‘safe’ tant que ce blanc-là est dans le groupe, et ainsi, on demandera au blanc de s’écarter, bref, de sortir du groupe. On lui dira: ‘be considerate.’ Voilà comment la ‘safety zone’ fonctionne politiquement aux Etats-Unis. C’est donc une politisation offensive du droit des minorités, un racisme tactique, basé sur le droit de chacun de nous à se sentir ‘safe’ dans un environnement hostile.

Les Camerounais ont toujours fonctionné ainsi – dans une conversation en français faite par, disons, les Bassas, quand soudain un Bamiléké rejoint la conversation, il est exclu au besoin quand un des Bassas ne se sent pas safe. Les Bassas passent donc immédiatement au parler bassa, et c’est ici que le Camerounais dit, qu’ils ‘parlent en patois.’ Le Bamiléké part seul. On dit aussi: ‘on lui a fait la politique.’ C’est ici pour le groupe, ou pour son membre excluant, un réflexe politique de ‘safety’, car, dans la vie publique en général, c’est plutôt l’inverse qui a lieu. Des gens dans un groupe parlent, disons, en allemand, aux Etats-Unis, et, une personne qui n’est pas allemande s’y joint. Automatiquement la conversation passera à l’anglais pour inclure celui ou celle qui s’y est joint. Dans notre pays, le Cameroun, la conversation va plutôt cesser. Ou alors on va parler d’autre chose, car le patois, c’est le cercle tribal de la safety camerounaise. Tribalisme tactique. J’espère avoir bien expliqué ce qu’est le patois. Je sais, les Français n'y voient que du feu. Leur problème est qu’ils n'ont pas de mot (1) pour le concept politique du tribalisme tactique (2). Du coup ils vont plutôt interdire le parler patois, mot que nous leur empruntons pour articuler notre concept politique, et ils vont ainsi commettre un génocide culturel. Car une langue qu’on ne parle même plus dans la zone de confort disparaît.

Le français est une langue pauvre devant la diversité, mais le Camerounais est un virtuose du patois.