L’Afrique en villes (5). Les habitants de la capitale économique du Cameroun redoublent d’imagination pour que la métropole, délaissée par le pouvoir central, reste attractive.
Douala est un aimant détraqué. Une métropole saturée dont la crainte première est de perdre son pouvoir d’attraction. Le bien-être de ses habitants, dont le nombre ne cesse de croître dans une ville qui continue de s’étendre, n’a jamais été érigé en priorité.
Porte d’entrée et de sortie du Cameroun, mais aussi du Tchad et de la Centrafrique, qui profitent de ses installations portuaires, la capitale économique du pays s’est construite en aspirant les migrations en provenance de toute la région. A Douala, on vient pour réussir, avec de grandes ou de petites ambitions.
Philippe Nanga, le coordonnateur de l’ONG Un Monde avenir, navigue entre nostalgie d’un temps perdu et craintes pour le futur. « Nos parents sont partis du village pour trouver du travail à Douala. La vie y était plus facile, le port fonctionnait à merveille. Aujourd’hui, la vie économique s’est dispersée. Des hommes d’affaires sont partis à Yaoundé, estimant que c’est là-bas que se trouvent les marchés. De nombreuses entreprises ont fermé. La délocalisation possible du port à Kribi nous fait craindre de devenir comme le vieux port de Marseille », explique ce natif de la ville.
Regardée avec suspicion
Douala ne s’était jusque-là jamais vraiment posé de problèmes existentiels. « Personne ne sait exactement combien nous sommes. Le délégué du gouvernement parle de 3 millions d’habitants. On n’a jamais réfléchi à l’accroissement de la population », poursuit Philippe Nanga. Depuis 1980, la population comme la superficie de la ville ont été multipliées par trois. Le nombre d’agents municipaux et le budget de la mairie sont, eux, restés les mêmes alors que la ville contribue à 30 % du produit intérieur brut (PIB) du Cameroun.
Dans ce pays sans grand projet présidentiel en matière d’infrastructures, le pouvoir, installé sur les collines de Yaoundé, a toujours regardé avec suspicion et inquiétude Douala la frondeuse.
Jean Yango, lui, ne cesse d’imaginer et de travailler à ce que sera sa ville dans cinq, dix ou vingt ans. Directeur des études, de la planification et du développement durable à la mairie, il vante « les bases économiques réelles » et « la base scolaire significative » de sa métropole, tout en se posant mille questions. Comment préserver le rayonnement national et régional face aux ports de Kribi, de Limbe, de Lomé, d’Abidjan, de Pointe-Noire ou de Luanda ? Quelle place donner au secteur informel, qui produit 40 % des richesses de la ville ? Comment faire en sorte que la puissance publique reprenne la main sur le domaine foncier pour rendre l’habitat plus vivable ?
À bord de son véhicule tout-terrain, coincé au milieu des bouchons inextricables qui entourent le rond-point Deïdo où s’entremêlent les automobilistes venant de traverser le fleuve Wouri depuis le quartier Bonaberi, Jean Yango raconte l’histoire de sa ville. « Ici, nous sommes au point de convergence des axes historiques de Douala avec celui des migrations qui ont contribué à son développement », décrit-il, avant de revenir à sa passion première, la prospective. « Comment allons nous conserver l’environnement naturel de ces lieux avec la pression immobilière que vont forcément exercer les couches sociales les plus élevées ? » interroge l’urbaniste.
Des habitats sur pilotis
Après un détour par les quartiers nord, conçus dans les années 1980 comme des cités-dortoirs mais dont les logements sont restés largement vides durant des années faute de voie d’accès – les programmes d’ajustement structurel en ont bloqué les financements –, Jean Yango pénètre dans le quartier populaire de Makepe Missoke.
« Dans le projet “Douala ville durable”, nous envisageons des libérations d’emprises [un terme policé pour désigner des destructions d’habitations précaires], la construction d’un réseau d’assainissement des eaux, de toilettes publiques, la mise en place d’activités génératrices de revenus, la réhabilitation des lacs existants pour créer des espaces de loisir, et, enfin, la création d’une maison de l’environnement et du changement climatique équipée d’un dispositif d’alerte pour prévenir les populations en cas d’inondations », détaille-t-il.
Le projet est soutenu par l’Agence française de développement (AFD, partenaire du Monde Afrique), et l’entreprise française Vinci a été chargée de la réalisation de grands canaux de drainage. Ici aussi, la même question se pose : comment éviter que les habitants déshérités de ces lieux ne soient remplacés par des plus riches quand le quartier sera moins insalubre ?
Alors que chaque année les inondations font des ravages dans cette ville côtière en emportant vies et maisons, à l’Ecole supérieure spéciale d’architecture du Cameroun (Essaca) on réfléchit à la construction d’habitats sur pilotis et, plus largement, à tout ce qui pourrait améliorer les conditions de vie de la population. « Nos projets sont fondés sur des demandes concrètes », dit Jean-Jacques Kotto, son directeur exécutif, depuis ses bureaux de Yaoundé : « Nous travaillons par exemple à décongestionner le marché New Bell et ses environs. Faire en sorte que les entrées est et ouest ne soient plus seulement des axes de circulation, mais des espaces de transition, et permettre au secteur informel de se maintenir tout autour. »
Une appli pour s’y retrouver
Aymard Bamal ne se préoccupe pas de rendre sa ville plus belle. Ce qui anime cet homme de 26 ans, c’est de la rendre plus accessible. Depuis février 2016, cet ingénieur passionné par les algorithmes et ses deux associés ont lancé une application mobile, Cloomify, permettant de trouver un lieu, tel qu’un restaurant ou un hôpital, selon une distance donnée par l’utilisateur. « L’idée m’est venue après la perte d’un être cher à la suite d’une crise d’hypertension. Les urgences n’arrivaient pas à trouver la maison et lorsqu’on les appelait, ils ne faisaient que répéter : “C’est où ?” Après cet événement malheureux, sachant que beaucoup de gens vivent ça tous les jours, je me suis dit que cela ne devait plus arriver », raconte-t-il pudiquement depuis les locaux d’ActivSpaces, un incubateur d’entreprises basé à Douala.
Six mois de travail, 2 millions de francs CFA (environ 3 050 euros) d’investissement pour monter l’entreprise, des équipes à vélo qui filment la ville avec des caméras à 360 degrés et établissent des positions GPS, des volontaires qui se promènent avec leurs téléphones et photographient les enseignes quand ils trouvent un nouveau lieu… « Cloomify a déjà plus de 5 000 utilisateurs et gagne chaque jour 40 nouveaux inscrits », clame, avec une certaine fierté, Aymard Bamal. L’application a obtenu le prix de la deuxième meilleure innovation mobile en 2016 lors des « AppsAfrica Innovation Awards », dont la finale s’est tenue au Cap, en Afrique du Sud. Ses créateurs ont déjà été contactés par des entrepreneurs de Côte d’Ivoire et du Ghana pour mettre en place la même initiative, qui fonctionne sans Internet, à Abidjan et Accra.
Même génération, même univers d’origine – la Net économie : Jessica Pahane a fondé Sappgo avec Chrystelle Jackson Ndongou, en 2015. Le principe est simple et déjà rôdé dans bien des pays, mais au Cameroun il est inédit : commander vos courses sur Internet pour qu’elles soient livrées à votre domicile. « L’idée nous est venue pour venir en aide aux femmes actives, qui sont de plus en plus nombreuses, alors que les marchés ferment à 17 h 30. Mais au départ, ce sont surtout des hommes qui commandaient », s’amuse Jessica Pahane, dont la clientèle est devenue peu à peu plus mixte.
L’entreprise ne livre encore qu’une quinzaine de commandes par semaine, mais elle entend bien, grâce aux réseaux sociaux et au bouche-à-oreille, tripler ses ventes. « La rentabilité, on l’estimera sur cinq ans », déclare Jessica Pahane, qui, avec sa partenaire, a monté l’entreprise sur fonds propres. Et de conclure, dans un grand sourire : « Être entrepreneur au Cameroun, c’est du kung-fu ! »
Métropole assourdissante
Aicha Noucti, elle, sait parfaitement jouer des coudes pour s’imposer sur ses terres, mais elle déborde aussi d’ambitions internationales. Pour offrir un gain de temps à ses concitoyennes qui ne souhaitent plus passer des heures en cuisine, mais aussi pour faire connaître la culture culinaire de son pays à l’étranger, elle produit dans une usine rutilante des bases de sauces pour le poisson, la viande rouge ou le poulet. « Avec un concentré d’épices du terroir », insiste-t-elle.
Sa marque, SecretSpices, existe depuis 2013. « Je l’ai montée sans rien devoir à personne », tient à préciser cette fille de l’une des plus grandes fortunes du Cameroun, les Kadji, fondateurs de l’Union camerounaise des brasseries. Si Aicha Noucti s’imagine à la tête du « Knorr africain » avec ses produits qu’elle décrit comme « 100 % bio et 237 % camerounais », elle a pu mesurer les difficultés pour s’imposer sur le marché local. « On réalise le niveau de pauvreté quand on nous dit que nos sachets de 70 grammes, vendus 200 francs CFA, sont trop chers », constate la jeune entrepreneuse. Alors Aicha Noucti rêve d’un succès international.
« Je n’ai pas lancé Secret Spices pour les Camerounais ou même les Africains, mais pour tout le monde. J’en ai marre de voir les produits africains uniquement distribués dans le 18e arrondissement de Paris et dans quelques boutiques spécialisées, quand les produits asiatiques ou tex-mex se trouvent dans toutes les grandes surfaces. Je ne veux pas convertir les Européens au ndolé ou au poulet DG, mais je veux que nos épices entrent dans leur quotidien », confie-t-elle avant de retourner se perdre dans le trafic de Douala, métropole étourdissante animée par la seule crainte de ne plus être le pôle d’attraction et de diffusion des ambitions camerounaises.