Actualités of Saturday, 3 September 2022

Source: www.camerounweb.com

Les Serviteurs : une belle tradition Bamileke

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« Lorsque Tse-Ndi, un vieillard de Mankon (Nord ouest) parlait dans les années 1970 de son temps de service au palais, c’était avec un attachement intime pour le compagnonnage entre serviteurs, la proximité de la personne du fon, l’activité festive et rituelle de l’énorme maisonnée, les musiques et les danses ésotériques, l’excitation communiquée par le cœur de ce réacteur nucléaire qu’est un palais royal au sein d’une chefferie. Le jeune garçon, capturé un beau matin par des serviteurs masqués, apporté au palais hurlant de terreur, se remettait vite de ses émotions. Passée la période de brimades qui créait un solide esprit de corps, il s’épanouissait dans sa nouvelle condition. Tse-Ndi, qui servit trois fons sur une période de près de 80 ans (il continua de le faire après son départ du palais et son premier mariage), parlait avec nostalgie de ses années de service. Jusqu’à ce que l’âge l’empêchât de se déplacer, il fit preuve d’une fidélité sans faille à la tontine des anciens serviteurs qui se réunissait une semaine sur deux, le jour de ‘zinka’ni’ – jour férié de la chefferie. Les amitiés nouées au palais étaient pour la vie. Affectivement, le séjour au palais était profondément gratifiant. » - Témoignage de JP Warnier.

Cette semaine où nous parlons des CACs et mettons en honneur l’esprit de service est également un bon moment pour parler d’une institution qui en train de mourir dans la société bamiléké : celle de serviteurs. Il s’agit ici de ce corps d’Hommes qui étaient au service des Fo’o et de certains grands notables et qui traditionnellement étaient appelés tshofo ou tchinda. L’un des spécialistes du Grassfield qui fait un zoom ce sujet c’est Jean-Pierre Warnier. Voici ci-dessous un long et riche extrait :

La chefferie « abritait a peu de chose près autant de serviteurs célibataires que d’épouses. Ils étaient recrutés à l’âge de 10 à 15 ans et restaient de longues années au service de leurs maîtres. Leurs conditions de vie ne sont pas sans rappeler fortement celles du monastère. Nourris par les épouses royales, ils étaient logés dans un quartier du palais – celui des sociétés d’hommes, espace exclusivement masculin – sous la férule de notables qui encadraient la totalité de leurs activités. A Nso’, d’après les descriptions de Gohen (1984), ils n’étaient pas autorisés à retourner dans leur famille, sauf exceptionnellement de nuit, masqués par des cagoules, afin de rendre visite à leur mère. A Mankon, Bafut, Kom, Bali, et bien d’autres chefferies, ils franchissaient progressivement au mérite et à force de paiements, les étapes d’une sorte de noviciat au cours duquel on ne leur ménageait ni brimades ni inconfort. Au début, ils accomplissaient toutes les taches ancillaires de cette énorme maisonnée, dormant la nuit à même le sol des loges masculines. A force de paiements aux notables du palais, leur lignage pouvait obtenir en leur faveur un peu plus de confort et le privilège d’accomplir des travaux valorisants, comme l’escorte des notables et du chef.

Delarozière (1949) observe un itinéraire et des brimades quasi identiques à Baleng ; les jeunes serviteurs dorment à même le sol et ne peuvent se couper les cheveux tant qu’ils n’en obtenaient pas le droit à force de paiements. Il leur faut également payer pour pouvoir s’asseoir sur un tabouret, puis dormir sur un lit. Celui-ci est fait d’abord de trois rachis de bambous seulement (à peine de quoi ne pas tomber par terre, et certainement pas de quoi leur assurer un minimum de confort) auxquels ils peuvent peu à peu en ajouter d’autres, toujours en payant.

L’abstinence sexuelle et l’austérité des mœurs de ces jeunes gens étaient valorisées. A la chefferie de Mankon, il suffisait que l’on surprenne l’un d’entre eux en tête en tête avec une femme pour qu’il soit ignominieusement chassé du palais par ses pairs, qui le lapidaient avec les fruits desséchés d’une solanacée appelée « fenya’ » en mankon. Ce châtiment, pour une si bénigne offense, était d’une extrême sévérité puisqu’il portait malédiction du délinquant, assortie d’une menace de dessèchement et de stérilité métaphoriquement illustrée par le fruit sec, brun, frippé, vidé de substance, de la solanacée – tout ce que l’imaginaire Grassfields conçoit de plus repoussant. Quelle femme accepterait cet homme comme époux ? Quel homme le voudrait pour gendre ? Cette coutume est attestée dans la plupart des chefferies Grassfields. Il est vrai que Delarozière (1949) fait état, chez les Baleng, d’une sanction beaucoup plus douce : le serviteur coupable de s’être laissé entrainé dans une affaire était susceptible d’être autorisé à se marier. Ce témoignage isolé laisse à penser qu’il s’agit d’un adoucissement des peines motivé par les difficultés qu’éprouvaient les chefs à conserver leurs serviteurs sous la colonisation.

Par contre les gratifications promises au serviteur fidèle étaient substantielles. On en trouvera des témoignages détaillés dans un travail comparatif publié par P.M. Kaberry (1962) et dans l’ouvrage de Tardits (1980) sur les Bamoum. En fin de service, les pages étaient susceptibles de recevoir des marchandises de prix – fusil, étoffes – et souvent même une ou plusieurs épouses sans compensation, mais le plus souvent données sous le régime de l’échange différé. En outre, leur long séjour au palais les pourvoyait d’un réseau de relations trans-lignagères et d’une connaissance intime des rouages politiques de la chefferie. Leur retranchement provisoire était donc un gage d’intégration future dans les rangs les plus élevés de la hiérarchie sociale, à condition qu’ils soient dans les bonnes grâces du prince. Il est clair en effet, que les récompenses étaient de valeurs inégales selon les individus. Les chiffres cités par Pradelles montrent qu’il s’en faillait de beaucoup que tous les serviteurs reçoivent une épouse.

Il est peu douteux que l’espoir des gratifications à venir et la perspective d’un retour à leur lignage d’origine aient reconcilié bon nombre de serviteurs avec leur condition. Mais doit-on penser que c’est ce terme, et lui seul, qui mobilisait les énergies pendant leurs longues années de service ? A en croire les anciens, ce serait une profonde erreur. [voir en effet, le témoignage de Tse-Ndi en ouverture de ce post] » - Jean-Pierre Warnier (1993), L’esprit d’entreprise au Cameroun, pp. 102-105.

Peut-être que les Fo’o doivent trouver une formule pour réinventer cette tradition, ne serait-ce que, par exemple, sous forme de stages de formation plus ou moins prolongés à la chefferie pour des jeunes abdo de la chefferie et de sa diaspora (urbaine et international) ?