Ce passage du livre "Au Cameroun de Paul Biya" de Fanny Pigeaud explore les dérives du régime de Biya, qui ressemble de plus en plus à une organisation mafieuse. Des hauts responsables de l'administration détournent des fonds et sont impliqués dans des activités criminelles, tandis que la corruption et les trafics d'influence prospèrent. Les ressources naturelles gérées par l'État sont également l'objet de trafics, liés en grande partie à la présidence. Les forces de sécurité sont également impliquées dans des activités mafieuses, allant du trafic de bois à la location d'armes à des contrebandiers. Le conflit pour le contrôle de la péninsule de Bakassi entre le Nigeria et le Cameroun a également donné lieu à des dérives et des activités criminelles au sein de l'armée.
Mafia et criminalité
Le régime de Biya s’est peu à peu égaré pour ressembler finalement à une vaste organisation mafieuse : de hauts responsables de l’administration abusent de leur position pour détourner des fonds mais aussi pour organiser des activités criminelles. Un certain nombre de trafics avaient commencé à prospérer sous couvert des autorités pendant les années Ahidjo. Fraudes douanières et fiscales s’étaient développées au profit d’entrepreneurs de l’Ouest et du Nord proches du pouvoir. Certains d’entre eux avaient aussi bénéficié d’autorisations d’importation et de crédits abusifs. Le climat d’impunité générale qui s’est installé après l’arrivée de Biya à la présidence a conduit les pontes du régime à créer ou à entrer eux-mêmes dans des réseaux de crime organisé. Jean Fochivé, le patron des services secrets pendant les années Ahidjo et pendant une partie des années Biya (1989 à 1996), a par exemple donné son appui à certains « feymen » 9 . Ces escrocs de haut vol, qui ont particulièrement sévi au cours des années 1990, utilisent toutes sortes de techniques de persuasion pour soutirer à leurs victimes de fortes sommes d’argent. Ils parviennent notamment à faire croire qu’ils savent multiplier les billets de banque. De nombreux chefs d’État, comme le zaïrois Mobutu, se sont fait prendre à leur jeu et leur ont confié des millions de dollars qu’ils n’ont jamais revus10. Donatien Koagne, feyman sans doute le plus célèbre, a bénéficié de la protection de Fochivé. Grâce à ce dernier, ilapu échapper à la police plusieurs fois. Un commissaire de la police judiciaire s’est même fait démettre de ses fonctions pour l’avoir fait arrêter. Koagne a aussi été miraculeusement libéré en 1995, après avoir été interpellé en France : la douane avait découvert dans son jet privé, en escale au Bourget, deux milliards de dollars, un magot qu’il venait de ramener du Yémen11. Certains ont vu derrière le soutien de Fochivé à Koagne, la volonté du régime de promouvoir la corruption, l’illégalité et l’argent facile pour supplanter le modèle de l’opposant vertueux, qui était alors l’idéal de la jeunesse. D’autres ont estimé que la protection du patron des services secrets avait une contrepartie financière, utilisée pour réprimer ou acheter l’opposition, ou tout simplement pour s’enrichir dans la tradition néo-patrimoniale de l’État 12 . Toutes les ressources naturelles gérées par l’État, y compris celles qu’il est censé protéger, donnent lieu à des trafics, dont beaucoup sont reliés à la présidence. Des agents du ministère de la Forêt et de la Faune (Minfof) sont ainsi impliqués dans l’exploitation illicite des forêts, en fournissant illégalement des documents officiels aux trafiquants, qui peuvent aussi être des hauts responsables13. Selon les informations données en 2008 par un forestier français établi au Cameroun, les circuits illégaux permettent d’acheter auprès d’un responsable du ministère un permis d’exportation de bois pour 800 000 FCFA (1 200 euros) et la signature d’un haut responsable du Minfof s’obtient contre 500 000 FCFA (760 euros). Le tarif pour truquer le système d’attribution des concessions forestières varie lui entre 150 et 500 millions de FCFA (entre 220 000 et 760 000 euros). Le montant estimé des pots-de-vins perçus par les fonctionnaires dans le cadre de l’exploitation illégale du bois utilisé pour le marché domestique est chaque année de six à sept milliards de FCFA (entre neuf et dix millions d’euros), ont estimé en 2011 des chercheurs du Centre international de recherche sur les forêts (Cifor). En 2007, l’enquête d’une ONG a mis en cause plusieurs hauts fonctionnaires du Minfof, dont le secrétaire général du ministère, dans un commerce illicite international de perroquets gris. Plus de 1 000 de ces oiseaux protégés par la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites) avaient été saisis à l’aéroport de Douala, alors qu’ils étaient en partance pour Bahreïn. Le trafiquant principal, membre du RDPC, bénéficiait, contre rémunération, de la protection de ces hauts cadres qui lui fournissaient tous les papiers nécessaires pour couvrir son trafic. Si le ministre a dû, sous la pression de l’ONG et d’ambassades occidentales, révoquer ces responsables du ministère, aucun d’entre eux n’a cependant été poursuivi par la justice. Les pratiques du successeur du secrétaire général limogé ont été par la suite jugées similaires, voire pires, par l’ONG. Des ministres ont aussi établi des liens troubles avec les milieux économiques et d’affaires, avec à la clé des conflits d’intérêts. Le ministre du Commerce Luc Magloire Mbarga Atangana était en 2011 le président du conseil d’administration des Plantations du Haut Penja (PHP), plus gros exportateur de bananes du pays et filiale de l’entreprise française Compagnie fruitière, qui est basée à Marseille et dont Biya est vraisemblablement actionnaire. Mbarga Atangana – dont le beau-frère est député RDPC et dirige l’Association de la banane camerounaise, un lobby – est celui qui a négocié avec l’Union européenne un Accord de partenariat économique (APE), paraphé en janvier 2009 par le Cameroun. Jugé catastrophique pour l’économie camerounaise par l’ensemble du patronat camerounais et les organisations de la société civile, cet accord de libre-échange est par contre très avantageux pour les producteurs... de bananes du Cameroun. L’Assemblée nationale permet elle aussi de mettre en place ou de protéger des activités illégales. Avant d’être nommé président d’Elecam, Fonkam Azu’u a été mêlé, avec des députés membres du bureau de l’Assemblée nationale dont il était le secrétaire général adjoint, à une filière d’émigration clandestine organisée depuis leurs bureaux. C’est l’arrestation de quatre jeunes gens fin décembre 2008 à l’aéroport de Yaoundé alors qu’ils étaient sur le point de s’embarquer pour les États-Unis qui a révélé l’affaire : tous quatre étaient munis d’ordres de mission émanant de l’Assemblée nationale et indiquant qu’ils étaient des employés de l’institution. Ils ont déclaré aux enquêteurs avoir versé chacun 3 millions de FCFA (4 500 euros) pour obtenir le document. Divulguée par la presse, l’affaire a cependant été très vite étouffée. Les quatre députés mis en cause n’ont pas été poursuivis, mais ont tout de même dû quitter le bureau de l’Assemblée en 2010. En 2002, c’est un avocat et député du SDF qui avait été arrêté en France avec deux valises contenant 25 kg de chanvre indien d’une valeur de 76 000 euros. Déféré au parquet, le parlementaire avait finalement été relâché, la procédure ayant été annulée pour vice de forme. À son retour au Cameroun, il n’avait fait l’objet d’aucune procédure judiciaire. Son affaire, tout en dévoilant un pan des occupations illicites de nombreux députés, avait cependant permis de mettre au jour un vaste trafic de passeports diplomatiques chez les députés, l’enquête française ayant établi qu’il en possédait un: or, au sein de l’Assemblée nationale, seuls le président, ses prédécesseurs et leurs familles ainsi que les membres du bureau ont le droit d’en disposer. De l’aveu même d’un responsable du RDPC, la plupart des députés sont en définitive « mal élus et/ou ont (de quoi remplir) un casier judiciaire ». Les forces de sécurité ont, elles aussi, développé de nombreuses activités mafieuses. Ces dernières commencent dès les procédures de recrutement, avec, on l’imagine, des répercussions sur la qualité des recrues. Une partie des candidats aux concours d’entrée paient ainsi des pots de vin importants pour être retenus. En 2009, un colonel, responsable médical des opérations de recrutement au sein de l’armée, a été suspendu parce qu’il rackettait les candidats. Entre 2009 et 2010, 300 élèves gendarmes et élèves policiers ont été révoqués pour usages de faux diplômes et de faux actes de naissances lors du concours d’entrée. Mais ces quelques sanctions sont l’arbre qui cache la forêt: toutes les procédures de recrutements dans les forces de sécurité sont viciées. Corruption, trafics d’influence, extorsion de fonds et détournements de fonds publics sont également des pratiques courantes chez les forces de sécurité. En 2006, les usagers payaient des policiers jusqu’à 250 000 (385 euros) pour obtenir un passeport ne coûtant en réalité que 50 000 FCFA (76 euros). Quelques-uns des policiers impliqués dans ce commerce illicite ont été suspendus pour « indélicatesse et compromission grave portant atteinte à la considération de la Sûreté nationale dans le processus d’établissement de passeports ordinaires ». Mais deux ans plus tard, en mai 2008, le directeur de la police des frontières a été limogé en raison de la corruption de nouveau enregistrée dans la délivrance des passeports et des visas. Les forces de sécurité participent également au trafic de bois: contre des pots-de-vin, elles laissent passer les camions chargés de bois coupé illégalement ou transportent parfois ellesmêmes ces cargaisons illicites dans leurs véhicules. Les gendarmes sont connus pour régulièrement louer leurs armes aux contrebandiers d’espèces animales protégées. Plus grave, les agents de police prêtent contre paiement leurs armes à des groupes de malfaiteurs ou participent eux-mêmes à des braquages. En 2007, un policier a ainsi été suspendu pour « agression en gang armé ». Fin 2008, un autre a été arrêté après avoir perpétré un cambriolage dans un domicile privé de Yaoundé. Les cas de policiers ou gendarmes libérant contre des subsides des groupes de « braqueurs » sont courants. En 2011, six gendarmes ont ainsi élargi des malfaiteurs qu’ils avaient surpris en train de voler des cardans de camion dans les locaux d’une entreprise, au port de Douala : contre leur libération, ils ont gardé le butin pour le revendre à leur propre compte. Les bandits ont cependant été peu de temps après de nouveau été arrêtés par une autre brigade : les premiers gendarmes, craignant d’être dénoncés par les voleurs, ont alors organisé leur évasion ! Le conflit qui a opposé le Nigeria et le Cameroun pour le contrôle de la péninsule de Bakassi, entre 1993 et 2002, a également donné lieu à de nombreuses dérives au sein de l’armée. Certains des militaires stationnés à Bakassi ont pendant cette période développé d’importants trafics de carburant et d’armes entre le Nigeria et le Cameroun, via des petits groupes mafieux. L’attaque en novembre 2007 par des hommes armés non identifiés contre une position militaire, tuant 21 soldats, a été l’une des conséquences de ces activités criminelles: selon des militaires, l’assaut avait pour objectif l’élimination des témoins d’un trafic d’armes impliquant de hauts responsables du ministère de la Défense et des hauts gradés. Dans une lettre ouverte adressée à Biya, un collectif de sous¬officiers avait, peu après les faits, nommément mis en cause le commandant du détachement de l’armée camerounaise à Bakassi, un autre officier mais aussi le ministre de la Défense de l’époque, Rémy Ze Meka, surnommé « Bad boy ». Le résultat de l’enquête lancée sur l’attaque par les autorités n’a jamais été rendu public. Mais le limogeage, quelques jours après le drame, du commandant incriminé a donné du crédit aux accusations des sous¬officiers. Par la suite, les attaques et les prises d’otages par de petits groupes armés aux motivations floues, qui ont eu lieu dans la péninsule à la période où l’armée nigériane était en train de s’en retirer définitivement (2007¬2009), ont été en partie le résultat de manœuvres de responsables politiques et militaires: l’objectif était alors de présenter une situation sécuritaire mauvaise, justifiant le maintien de troupes sur place et le déblocage de fonds conséquents.
Extrat de l'ouvrage