Génial inventeur pour les uns, apprenti sorcier pour les autres, l’homme d'Église divise autant qu'il intrigue. Portrait d'un prélat thaumaturge jamais aussi heureux qu'au milieu de ses plantes et de ses décoctions.
II y a peu de chances que Mgr Samuel Kleda soit un jour créé cardinal. Anticipant le retrait du Camerounais Christian Tumi, finalement décédé en avril 2021. Le pape François a désigné dès 2016 le « jeune » Dieudonné Nzapalainga, l'archevêque de Bangui, âgé de seulement 55 ans, pour lui succéder sur ce siège cardinalice d'Afrique centrale. Mais que se passerait-il si le souverain pontife, connu pour ses ambitions réformatrices, décidait d'augmenter la dotation de la sous-région ?
L'archevêque de Douala se prend-il parfois à rêver de faire son entrée au sein du si puissant Collège des cardinaux ? Au Cameroun, Samuel Kleda est ce que l'on pourrait appeler une. Identité remarquable ». Natif de Golompwi, dans le département du Mayo-Danay (Extrême-Nord), il vient de ce septentrion majoritairement animiste quoique fortement marqué par l'islam qui n'a produit que trois évêques dans l'histoire de l'Église catholique camerounaise.
Samuel Kleda, 63 ans, a encore du temps pour bénéficier des bonnes dispositions du pape argentin à l'égard des prélats non européens. Et puis, François parait faire si peu de cas de la science théologique doctorale ou du rayonnement politique de tel ou tel évêque... Et c'est peu dire que le Camerounais est atypique. « Il ne fait même pas partie du sérail, résume Lazare Kolyang, un journaliste qui lui est proche. Il n'est pas de ces religieux qui se bousculent dans les salons pour obtenir les faveurs des ministres et des directeurs généraux. »
Dans son rapport aux autorités politiques. Kleda aime souffler le chaud et le froid. Il lui arrive de « faire du Tumi », de vitupérer contre la corruption et la mauvaise gouvernante. Puis il s'efface pour une longue période de silence, désarçonnant ceux qui avaient cru voir en lui un contre-pouvoir. En cela, il se distingue de son prédécesseur, qui entretenait des relations orageuses avec Yaoundé. Il a d'ailleurs fallu du temps à Kleda pour exister à l'ombre de ce cardinal à la personnalité écrasante, ce nationaliste anglophone partisan du retour au fédéralisme, politiquement étiqueté comme proche de l'opposition. Quelle place cela lui laissait-il ?
Quand son collègue Mgr Jean-Marie Benoît Balla décède en 2017 dans des circonstances suspectes, Kleda est le président de la Conférence épiscopale. Suicide ou assassinat ? La disparition de l'évêque de Bafia provoque un tollé et propulse Samuel Kleda sur le devant de la scène. La Conférence épiscopale porte plainte contre X pour assassinat et fait monter la pression sur les autorités. La victime « a été brutalement assassinée », s'obstine le prélat, rejetant les conclusions de l'autopsie. Peu désireux de se mettre le clergé à dos, le pouvoir s'inquiète, promet de faire la lumière sur cette affaire, obtient un retour au calme... Et puis plus rien. Cinq années ont passé, et justice n'a jamais été faite. Le pays est passé à autre chose.
Vaches, moutons, volailles...
Quelques mois plus tard, en octobre 2018, Paul Biya est élu pour la septième fois, avec 71,28 %des suffrages. L'archevêque de Douala convoque une conférence de presse au cours de laquelle il laisse entendre qu'il doute de la véracité des résultats officiels. « Si je prends le cas de l'Extrême-Nord, dire que ces gens qui souffrent presque chaque année ont voté à 89 % pour ceux qui les dirigent actuellement, cela me pose sérieusement problème ! Je regarde aussi la zone anglophone, où les pourcentages en faveur du parti au pouvoir sont très élevés. Au moment où on n'a pas pu faire campagne dans ces deux régions. D'où viennent ces pourcentages ? » La charge est violente mais restera sans suite. Kleda est-il retourné dans son ranch ? Amoureux de la nature, ce grand échalas au visage brûlé par le soleil est l'heureux propriétaire d'une ferme à Souza, dans la région du Littoral. Il possède des vaches, des moutons, quelques volailles... C'est un rural qui, dans la capitale économique du Cameroun, semble parfois peu à son aise, mais il veille à toujours rester joignable pour ses fidèles. Même en retraite spirituelle, il garde l'un de ses deux téléphones actif. N'y a-t-il qu'avec les journalistes qu'il est fuyant ? « Je ne décroche que pour les urgences », s'est-il justifié au début de juillet, lorsque Jeune Afrique a pu le joindre, avant de mettre un terme poli à la conversation.
Le prélat n'a pas précisé la nature des « urgences », mais on sait qu'il n'est pas que prêtre : il est aussi soignant. Les visiteurs non avertis passés par son bureau ou par sa résidence, attenante à la cathédrale de Douala, froncent parfois les sourcils quand leur regard tombe sur les feuilles, les écorces et les décoctions stockées çà et là. C'est que Monseigneur est un grand connaisseur des plantes médicinales. Ses proches racontent volontiers qu'il a coutume de ramener de ses voyages aux quatre coins du Cameroun de nouvelles espèces qu'il prend soin d'étudier et de classer. Sans cesse, disent-ils, il enrichit son catalogue et parfait ses connaissances. Cette passion, il l'a forgée dans sa jeunesse au séminaire de Guider (Extrême-Nord).11y fréquentait un guérisseur qui l'a initié aux pouvoirs des plantes. Ses talents de naturopathe et de phytothérapeute ont été consacrés par l'État à la suite du « succès » du traitement anti-Covid sorti de son laboratoire privé. Le 8 juillet 2021, le ministère de la Santé lui a accordé une autorisation de mise sur le marché pour une période de trois ans de ses « médicaments traditionnels améliorés Adsak Covid, flacon et élixir Covid de 125 ml ».
Traduction : les deux produits peuvent venir compléter le protocole adopté selon les recommandations de l'OMS et des autorités. Pour le prélat, qui avait déjà pu vanter les mérites de la médecine traditionnelle devant les députés puis devant le Premier ministre Joseph Dion Ngute, c'est une victoire.
Joint par Jeune Afrique, Jean-Louis Essame Oyono, directeur de l'Institut de recherches médicales et d'études des plantes médicinales (IMPM), qui a homologué les produits concernés, s'en félicite : « Le médicament développé par Mgr Kleda a trois propriétés utiles susceptibles de soulager les malades du coronavirus. Ses propriétés anticoagulantes et vasodilatatrices luttent contre la formation de caillots qui obstruent les vaisseaux. Il a un effet anti-inflammatoire, ce qui n'est pas un moindre avantage car le virus cause une inflammation de la barrière alvéolo-capillaire au point d'obstruer le passage de l'oxygène dans les cellules. Enfin, le médicament de Kleda a un effet immunomodulateur utile dans le traitement de cette infection virale, qui, lorsqu'elle évolue, entraîne un trouble de l'immunité. » Parvenue à Genève, la nouvelle fait hurler à l'OMS, qui exige des explications auprès des responsables de l'institut de recherche : « Nous avons répondu aisément aux trois questions que l'OMS nous a posées, poursuit Jean-Louis Essame Oyono. Le médicament est-il efficace ? Oui, nous l'affirmons, au regard des résultats sur des milliers de malades traités, même si nous n'avons pas conduit d'essais cliniques. Le produit est-il toxique ? Non, nous n'avons
Son traitement contre le Covid-19 a fait polémique. Ici, à Douala, le 5 juin 2020, pas constaté d'effets secondaires. Enfin, est-il standardisable ? Oui, car nous avons observé qu'il se conservait bien et n'avait pas d'effet placebo. »
Un espoir dans les ténèbres L'IMPM est-il un acteur scientifique sérieux ? Son rayonnement scientifique à l'étranger est limité. Il se définit lui-même comme un « établissement public de recherche appliquée dont la mission est de répondre aux besoins en matière de santé et de bien-être grâce à une meilleure connaissance des plantes médicinales notamment, en vue de proposer des solutions endogènes appropriées et peu coûteuses, surtout pour les pauvres ». Dans ce pays ne disposant pas d'assurance maladie universelle, des millions de personnes n'ont pas les moyens d'aller à l'hôpital et se tournent vers les guérisseurs qui essaiment dans une zone grise peu réglementée, où praticiens sérieux côtoient escrocs en tout genre. D'autres membres de la communauté médicale ont appelé à la prudence. Aimé Bonny, cardiologue et enseignant à l'université de Douala, a estimé dans les colonnes du quotidien français La Croix que « les décisions ayant un impact sur la santé des populations ne devraient s'appuyer que sur du rationnel scientifique et non du populisme », et que « leurs dossiers d'autorisation de mise sur le marché (étaient] vides en termes de preuves quantifiables statistiquement ».
L'OMS ne s'est pas non plus laissée convaincre, arguant que le processus prescrit avant d'approuver l'efficacité d'un produit n'avait pas été respecté. Mais qu'importent les alertes et les réserves de la communauté scientifique. Depuis deux ans maintenant, le prélat thaumaturge clame avoir vaincu le Covid. Ses deux remèdes sont vendus dans une parapharmacie ouverte au sein de l'archidiocèse. Ils sont également distribués dans le réseau des hôpitaux catholiques, y compris à l'étranger. Leur conditionnement se rapproche même de la norme exigée, notamment au sein de l'Union européenne : dosage, forme pharmaceutique et substances actives sont soigneusement indiqués. Fierté nationale, l'inventeur est perçu comme un espoir dans les ténèbres d'une crise sanitaire dont on ne voit pas le bout, voire comme un baume aux blessures d'orgueil infligées par cet Occident trop arrogant pour reconnaître la contribution de l'Afrique dans les progrès en matière de santé. Sauf qu'il n'y a pas plus dangereux cocktail que celui qui mêle politique, croyance et science en un seul et même flacon.