Actualités of Thursday, 6 February 2025

Source: Le jour n°4334 du 5 février 2025

'Mon père a choisi d’être enterré dans la diaspora' : grosse révélation au Cameroun

Choisir avant sa mort Choisir avant sa mort

L’écrivain Patrice Nganang prend prétexte de l’enterrement de son père pour analyser les modifications induites sur ses traditions funéraires par la mobilité du peuple Bamiléké.

Deux semaines après sa mort, mon père, Papa Nganang Joseph, a donc été enterré à Bangangté, sur notre caveau familial, à côté de Mama Kemi Rebecca, ma mère. Bangangté, c’est moins un village qu’une petite ville, comme chacun sait, mais c’est là que mes parents ont acheté leur maison de retraite, maison que seul Papa habitera, et cela pendant quelques années seulement – cinq ans au plus, pour toute une vie de double labeur parental. C’est que, malheureusement, pour un homme de 80 ans, Bangangté n’est pas habitable – en 2025, il lui manque les infrastructures médicales de suivi de personnes âgées, qui ont d’ailleurs fait le chef de Bazou, Sa Majesté Tchoua Kemajou Vincent, lui-même courir mourir dans un hôpital en Suisse.

Et s’il vous plait, ne me parlez pas de l’hôpital Ad Lucem de Bangoua [il s’agit en fait de l’Hôpital protestant, œuvre centenaire de l’Eec], car j’avais vu moi-même ses limites en 1990, car Mama y avait déjà été après un accident qui pour finir l’a menée à la tombe, parce que mal traitée elle ne s’en était jamais remise. Nos villages bamiléké, ces lieux de retraite dont ont toujours rêvé mes parents, Mvela', ne manquent pas de maisons, mais celles-ci sont devenues inhabitables pour les personnes qui les ont bâties, quand ces personnes deviennent âgées – voilà d’ailleurs la raison pour laquelle ces maisons, ces villas, ces bâtisses, ces châteaux que les Bamiléké construisent sur les montagnes sont vides. Car le repos du retraité bamiléké au village n’est possible que dans la mesure où, en pays bamiléké, il y a au minimal de bons hôpitaux, et des médecins compétents pour suivre, pas seulement sa tension, mais sa prostate, et autre, afin de ralentir son déclin – et notez que je ne parle pas des petits-enfants qui sont tous en diaspora, car nous, enfants de nos parents, avons aussi grandi en diaspora.

Mon père, détenteur de Carte verte, serait mort aux États-Unis, où ce suivi médical était assuré. Quand il était à Bangangté, je lui envoyais par DHL les médicaments nécessaires pour son âge – et DHL a une officine à Bangangté, sans doute à cause du fait que Marcel Niat Njifenji, le grabataire parrain du lieu, y a son ranch de retraite. Mais Papa est mort à Douala où il était retourné ; il est mort après deux ans d’aller-et-retour dans les hôpitaux – parce qu’au final un voyage en avion pour New York l’aurait tué plus rapidement.

Sa mort à Douala rompt donc sa volonté de retraite, car il voulait mourir paisiblement au village, Mvela' – mais qui choisit le lieu de sa mort ? Il est mort, pas seul à Bangangté dans sa maison construite '’à la sueur de son front’', mais à Douala, entre les mains de sa famille toute diasporique. Ars bene moriendi, cela s’appelle en Latin. J’ai déjà expliqué le fait que le Bamiléké vit pour la mort – les ristournes de tontines sont si méticuleuses que le Bamiléké s’enterre vivant, et en cela, Papa avait d’ailleurs déjà pris sa photo mortuaire, acheté sa veste mortuaire, et disposé son écharpe du Cercle du 28, dont il était co-fondateur, afin qu’elle soit bien visible par ses enfants. Son enterrement à Bangangté pose donc moins un problème de testament, et fonctionnaire il en avait un évidemment, que de tradition car il était Bazou et pas Bangangté.

Il est donc, stricto sensu, enterré dans la diaspora, lui qui a passé toute sa vie dans la diaspora – Douala, Yaoundé, et donc, Bangangté. Cela pose un problème de tradition, parce que la tradition bamiléké veut que l’homme soit enterré dans le village de ses origines tribales – ici, Banah. Que faire donc, puisque mon père, diasporique jusqu’à son enterrement, était lui-même orphelin ? La tradition bamiléké est doxologique : c’est-à-dire qu’elle s’impose à l’individu, d’où les questions de gens qui veulent savoir pourquoi Papa n’est pas enterré à Bazou, et c’est-à-dire à Banah. Entendez : pour les Bazou, c’est comme s’il avait choisi d’être enterré à Yaoundé, ou à Douala, ou à New York, car pour nous la diaspora c’est tout ce qui n’est pas ton village d’origines. La tradition bamiléké a une solution: doxologique, elle veut donc que, dix ans après, mon père soit décapité, et son crâne mené à Banah – qu’en est-t-il de sa femme, de notre mère donc ? Qu'en est-il de sa volonté, de son testament écrit ?

Moi qui suis écrivain, je le déchire donc ? Ici on se heurte immédiatement à une autre contradiction bamiléké, contradictio in adjeto, qui, aussi comme avec celle du Bamiléké adulte dont le deuil ne peut pas être célébré dans une maison en location ; à une contradiction qui nait de l’incapacité du Bamiléké à penser à reculons. Car c’est très simple au fonds : comme mon père n’a pas enterré son père, moi son fils, je ne l’ai pas enterré moi non plus. Premier cycle. Et comme il a choisi d’être enterré dans la diaspora, je serai sans violer de tabou, enterré dans la diaspora moi non plus. Cycle second. C’est pour notre peuple diasporique, une nouvelle tradition qui ainsi s’invente en deux cycles, cette fois pas dans l’histoire mais bel et bien dans la diaspora, et son nom c’est la modernité bamiléké. Zi mebwo, me Bapa !

(Pris sur son mur)