• Fridolin Nke et Pierre-Paul Okah Atenga étaient proches
• Ils ont partagé beaucoup de choses ensemble
• Le philosophe les rappelle dans son message
Fridolin Nke est un philosophe et un écrivain camerounais. Il a rendu un hommage très touchant à son homologue philosophe Pierre-Paul Okah Atenga. « Lorsque je mourrai, je voudrais que vous soyez honnêtes à mon égard », voici les mots avec lesquels Fridolin Nke a commencé son éloge à l’endroit du défunt inhumé samedi le 29 avril 2022 à Ngomedzap.
« Le petit oiseau de Baudelaire »
Éloge philosophique à Pierre-Paul Okah Atenga
(Ngomedzap, le 30/04/22)
Mesdames,
Messieurs,
Chers collègues,
Chers étudiant(e)s,
Lorsque je mourrai, je voudrais que vous soyez honnêtes à mon égard et que vous disiez, de moi, ceci : “Ce bonhomme fut un guépard, le guépard de la pensée critique”. Je voudrais que vous soyez sincères envers moi et que vous disiez que je fus belliqueux. Alors seulement vous m’aurez honoré et vous aurez laissé le soin aux prochaines générations de me comprendre ou de me confondre et de juger cette époque douloureuse. Car les insupportables sont nécessairement ou des déracinés ou des anticipateurs de nouveaux horizons. Lorsqu’on s’élève contre les conventions et les diverses pratiques moisies en vigueur, on sème du neuf.
Pierre-Paul Okah, lui, avait dépassé l’étape des justifications philosophiques. Il était si instruit des misères et des petitesses humaines, qu’il s’en servait pour distiller la bonne humeur parmi nous, nous ses successeurs, qui sommes si étrangement enfermés dans la peur, la haine, la paresse, le mysticisme et le goût de la luxure.
Oui, je dois vous l’avouez, l’ayant connu dans des moments où j’avais touché le fond, anéanti par le mauvais sort, nous sommes à l’opposé de celui qui est couché là, devant nous. Dans le marigot infesté de crocodiles et d’anacondas qu’est le Département de philosophie de l’Université de Yaoundé I, le Pr Okah s’est distingué auprès de ses collègues et de nous, ses étudiants, comme un frère empathique et un père bienveillant. Or, à quoi sert un père, sinon à édicter des règles à suivre par ses enfants pour diriger leur esprit, car la jeunesse a besoin de cette boussole directrice.
Ce beau mort était un Monsieur, au sens plein du terme. Sa silhouette proportionnée était le miroir fidèle des vallonnements harmonieux de ses scrupules moraux. En cela, il était différent de nous, nous devons porter une carapace exécrable pour résister aux tueurs, pour tuer la peur, quêter l’absolu et cueillir les étoiles. Ce désormais cadavre qui sort de la morgue pour pénétrer l’infini n’avait rien de notre morgue stérile, qui est si caractéristique des petits esprits emmitouflés dans le déshonneur et les infidélités à l’égard de la Raison, dont nous sommes pourtant, en principe, les principaux chantres. Ce fugitif du vice n’avait rien d’une nature guerrière ; il n’était pas d’une matière belliqueuse. Mon Professeur n’était pas une bête féroce.
La férocité que je porte sur ma face faussement menaçante le faisait sourire d’effusion empathique, comme savent le faire les âmes altières qui peuplent les souvenirs bienfaisants. En un mot, Pierre-Paul Okah était un philosophe moraliste, donc un philosophe normal, comme les métaphysiciens de la Renaissance, comme Érasme, Luther ou Rabelais. Il n’était donc pas comme nous, les penseurs de la liberté en temps de guerre, les Nietzsche, les Sartre, les Camus, les Onfray, qui sont intellectuellement marqués et perturbés par le pillage et les crimes de leurs contemporains, et mentalement bousculés par les massacres de l’époque. Nous avons décidé de louvoyer avec les loups, d’oppresser les oppresseurs, de maudire les dépouilleurs et les tueurs.
Mais il ne m’aimait pas moins, ce Pierre-Paul. Où il est couché, là, il sait que je dirai de lui ce qu’il fut en réalité, pour nous ses étudiants, ses fils et enfin ses débiteurs. Moi, particulièrement, je dois tout à la sagesse de cet homme plein de bon sens. Je lui dois bien plus qu’une bouteille de vin que nous devrions partager ensemble. Ma dette est immense et j’ai l’obligation morale de la présenter à l’assistance.
Ce qu’il fit pour moi, il ne fit à personne d’autre sur cette terre, parce que ce qui m’est arrivé était tout aussi exceptionnel. Je suis certainement le premier – et je souhaite être le dernier – Enseignant-Assistant d’une université d’État suspendu pour deux ans par les autorités de l’université de Yaoundé I. Au cours du Conseil de discipline qui me suspendait, il fit comprendre aux autres membres l’incongruité et l’immoralité de m’appliquer la « solution finale », la sanction de révocation qu’ils proposaient presque à l’unisson. Il prit donc ma défense et, avec Hubert Mono Ndjana, ils furent les seuls qui dénoncèrent l’acharnement dont j’étais victime. Si je suis en mesure de parler ici, aujourd’hui, en ce titre, c’est aussi grâce à lui. Le soir même, comme un Christ qui rachète le malfrat, il m’amena chez lui, me rendit compte et me prépara psychologiquement à ce qui devait arriver…
Merci Père Okah !
Ce n’est pas ce qui m’est arrivé qui importe de rappeler ici. Je montre juste en quoi cela a trahi la grande âme que vous portez, vous, le professeur doublement sorbonnard. Il y a, en effet, des philosophes pour qui la philosophie scolaire, avec son cinéma des mots, est secondaire par rapport à la vie humaine, qui est sacrée. Ce qui leur importe, ce n’est donc pas qu’il soit absolument considéré par leurs pairs comme l’un des leurs, à savoir, un écriveur de tonnes de volumes produits avec un cœur de pierre, mais plutôt qu’il soit de bonne foi et perçu par ses concitoyens comme quelqu’un d’imperturbablement et d’irrémédiablement humain.
Okah Atenga, c’était une de ces espèces rares de lépidoptères flamboyantes qui parfument agréablement les cités envoûtées, comme la nôtre. C’était un papillon céleste, c’est-à-dire un membre de l’engeance des esprits qui bercent l’air ; ils ont une double fonction : dissuader leurs contemporains de haïr et ajourner la mort. On avait cru que son inséparable nœud papillon était un attribut de la bourgeoisie. Il n’en fut rien. Ce clerc qui dédaignait les intrigues où excellent certains universitaires ne faisait pas partie de cette bourgeoisie affolée qui exhalent (je voulais dire : qui pue) la discrimination, la haine et le tribalisme. Okah Atenga était raffiné.
Nous savons le rôle des papillons dans la préservation des écosystèmes : ils accrochent le pollen qu’ils disséminent, favorisant du même coup la reproduction la production des fruits et des légumes. C’est pourquoi ses cours étaient plus que de simples dictées des pensées mortes du passé : c’était des prêches, l’ensemencement d’un esprit neuf. Pour nous, tes étudiants, c’était plus que des cours ; c’était des séances collectives de polissage des consciences juvéniles tentées par la polissonnerie et la tartufferie des faux maîtres et la mystique meurtrière qui passe pour de la métaphysique. Comme Descartes, il communiquait à l’auditoire la seule science qui fabrique tous les arts et toutes les sciences, à savoir, l’expertise critique, celle qui permet de fabrique les règles pour diriger l’esprit et trouver la vérité et la paix de l’âme en nos vies tourmentées.
Chers tous,
Nous voici au carrefour des espérances. Nous avions tous cru que cette présence dans le ciel gris de la philosophie était un papillon. Non, c’était un oiseau, le petit oiseau de Baudelaire :
« Un petit oiseau s’est perché sur le bord de la fenêtre et regarde dans la chambre ; vient-il écouter le violon de la Mort, ou est-ce une allégorie de l’âme prête à s’envoler ? » (Baudelaire, Écrits sur l’art).
Petit oiseau divin,
Par ton détachement, tu as démontré que philosopher par gros temps ne consiste pas uniquement en le fait d’être apte à l’élévation conceptuelle et au bavardage sur la morale, dans l’abstrait, pour impressionner les niais, alors qu’on honnit proprement toute éthique de la vie. Tu as montré, par ton amabilité, que philosopher ne signifie point parler un langage hermétique aux hommes qu’on déteste du fond du cœur. Ce qui fait le philosophe, ce n’est pas la capacité de fabriquer des longs mots suspects, mais c’est le fait, plus factual, de se produire dans la scène de la vie, comme un artiste et, donc, d’inventer l’homme en sauvant les gens autour de soi du gouffre du désespoir, de la misère et des larmes. C’est cela qui fait l’authentique philosophe.
Chers collègues,
Nous avons l’obligation de faire espérer nos concitoyens, de les engager à faire plus que survivre, autrement nous sommes inutiles et bons à jeter aux encombrants. Soyons, comme ce grand rieur qui s’efface. Il était capable de sourire au premier venu, de chanter, de fredonner des airs qui marquent. Sa gestuelle mesurée était toute une école. Puisqu’étant philosophes nous oublions souvent de philosopher, je rappelle, à l’attention de nous, ces mots inspirants de Nietzsche, extraits de sa Préface au Gai savoir, et qui nous rappellent que la philosophie demeure avant tout un art de transfiguration : « Nous ne sommes pas libres, nous philosophes, de séparer l’âme du corps, comme le peuple les sépare, nous sommes encore moins libres de séparer l’âme de l’esprit. Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, des instruments de mesure objective et d’enregistrement aux viscères congelés, – nous devons constamment enfanter nos idées à partir de notre douleur et leur transmettre maternellement tout ce qu’il y a en nous de sang, de cœur, de feu, de plaisir, de passion, de torture, de conscience, de destin, de fatalité. Vivre – cela veut dire pour nous métamorphoser constamment tout ce que nous sommes en lumière et en flamme, et également tout ce qui nous concerne, nous ne pouvons absolument faire autrement » (Gai savoir, préface).
À vous tous rassemblés ici,
Vous qui voulez comprendre le concept intimidant de « métaphysique », la spécialité du Pr Okah. Lorsque vous allez commenter cette cérémonie devant un verre de matango demain matin, en nous enviant nos bizarres postures et nos mots ensorcelants, comprenez que la métaphysique est la science qui apprend à l’homme à entretenir la flamme de la vie comme la plus belle offrande que les dieux firent aux mortels pour compenser leur pourriture originelle.
En cela, le métaphysicien est nécessairement un musicien de la vie ; car il développe au quotidien la capacité de s’exercer à jouer aux instruments de musique, dont le premier est le cerveau, avec ses glandes endoctrines, la dopamine, les endorphines, l’ocytocine et la sérotonine, en l’occurrence, qui contribuent à fabriquer la joie et la paix autour de nous.
Si vous voulez approfondir ce qu’est un métaphysicien, songez que la vie est la mélodie des dieux dont nos existences alambiquées exécutent le rythme : c’est cela la découverte fondamentale de la métaphysique. Avec l’inflammation de l’affectivité et la méditation radicale qu’impose la survenue des événements singuliers et déchirants, comme celui auquel nous assistons, le lot de toute histoire individuelle vous paraîtra plus gérable. Vous vous enfoncerez gaillardement dans la vie, non pas véritablement en tant que philosophe, mais advantage encore, comme des êtres humains à part entière.
Nous voici donc à la fin !
Père, toi qui t’envoles dans le Lointain,
Tu nous as enseigné à espérer et à se faire soi-même, en nous enfonçant dans le crâne que le futur est attractif. En toi tout seul, tu fus l’allégorie de notre âme, l’emblème d’une référence aussi absente que pressante ; tu fus cet horizon moral exigible et irréductible qui nous tourmente au Département de philosophie et ailleurs dans la République, et qui conditionne notre vertigineux quotidien ; tu pétrifies nos manquements et tu préfigures notre destinée en même temps comme sujets de périssement et comme acteurs de transfiguration. Mais puisque nous tous réunis ici nous sommes devenus métaphysiciens en singeant le Maître, nous comprenons à présent que ta science est celle qui permet de comprendre qu’aucune fin n’est définitive ; toute fin n’est qu’une illusion de la fin.
Cher métaphysicien,
Cher musicien de la vie,
Plus que beaucoup d’autres, tu as compris, à la suite de Maurice Merleau-Ponty, que la merveille du langage est qu’il se fait oublier. La mort n’est qu’un silence que le Ciel impose par moments dans le mélodieux tumulte de la vie qu’est le cosmos.
Pr Okah,
Tu es désormais une figure de cette divine pause, de ce silence musical de la vie,
Pause !