L'artiste Che Lovelace se rendait sur la côte de l'île de Trinidad, dans les Caraïbes, pour collecter de la boue destinée aux célébrations du carnaval, lorsqu'il a reçu un message l'informant qu'une église du Royaume-Uni souhaitait qu'il crée une œuvre d'art pour commémorer la vie d'un Africain dont il n'avait jamais entendu parler.
Quobna Ottobah Cugoano était un abolitionniste respecté dans la Grande-Bretagne du XVIIIe siècle, mais malgré son rôle important dans l'abolition de la traite négrière et de l'esclavage, son histoire n'est pas très connue.
Cugoano est né en Gold Coast, l'actuel Ghana. Il a été réduit en esclavage à l'âge de 13 ans, capturé avec une vingtaine d'autres personnes alors qu'ils jouaient dans un champ.
A lire aussi sur BBC Afrique:
- Le mystère du "faussaire espagnol" dont les œuvres se vendent encore à des milliers de dollars
- Des nageurs rouges aux théières flottantes, Dakar accueille l’art moderne
- Pourquoi cette photo est populaire ?
Forcé de travailler dans une plantation de sucre après deux ans de "captivité affreuse... sans aucun espoir de délivrance, à la vue des scènes les plus épouvantables de misère et de cruauté", il est emmené en Grande-Bretagne et parvient à gagner sa liberté en 1772.
Les descriptions sont tirées du livre de Cugoano intitulé "Thoughts and Sentiments on the Evil of Slavery", dans lequel il s'oppose à l'esclavage en s'appuyant sur sa foi chrétienne et sur sa propre expérience de la traite.
Il était l'un des Fils de l'Afrique, un groupe de Britanniques noirs qui écrivaient des lettres aux rédacteurs en chef des journaux britanniques et aux membres du Parlement pour faire campagne contre la traite des esclaves et l'esclavage.
Le site English Heritage indique qu'on ne sait pas comment Cugoano a obtenu sa liberté, mais il est peut-être significatif que, l'année même de son arrivée en Angleterre, le Lord Chief Justice, Lord Mansfield, ait jugé illégale toute tentative de renvoyer en esclavage une personne qui l'avait été auparavant.
Le 20 août 1773, il y a 250 ans, à l'âge de 16 ans, Cugoano a été baptisé John Stuart à l'église St James's Piccadilly, dans le centre de Londres. Mais il a publié son livre 13 ans plus tard sous son nom africain d'origine.
Lire aussi :
- L'histoire des anciens esclaves brésiliens retournés en Afrique
- Pourquoi une personne sur 150 est-elle victime de l'esclavage moderne ?
Son œuvre était "la plus nourrissante, la plus excitante et la plus appropriée à l'espace", déclare la révérende Lucy Winkett, rectrice de l'église St James.
Lovelace est un peintre à l'huile qui utilise des couleurs riches et des formes audacieuses pour dépeindre de manière joyeuse et ludique les habitants et les paysages de sa Trinité natale, dont il s'inspire.
Il explique à la BBC qu'il a été surpris de ne pas connaître Cugoano, car il pensait être bien informé sur le mouvement abolitionniste.
"Je me sens chanceux d'avoir contribué à mettre en lumière l'identité de Cugoano, et cela m'amène à m'interroger sur d'autres personnes cachées et sur leurs histoires", déclare-t-il.
Cette œuvre se compose de quatre tableaux intitulés River, Passage, Spirit et Vision of the Birds (Rivière, Passage, Esprit et Vision des oiseaux). Chaque tableau est divisé en quatre panneaux, ce que l'artiste fait dans toutes ses œuvres.
"J'ai travaillé sur les panneaux simultanément, en allant et venant entre les différentes images et idées et, bien sûr, en essayant d'imaginer l'ensemble de l'œuvre comme un tout."
L'idée de River est née le jour même où l'artiste a reçu la nouvelle de la commande, alors qu'il ramassait de la boue utilisée dans les rituels de J'Ouvert, le jour d'ouverture du carnaval de Trinidad. Il a été aidé par des hommes de Matura, le village de l'est de Trinidad où il a grandi.
"Lorsque nous avons fini de ramasser la boue, les hommes se lavaient dans une rivière voisine, et cette scène a immédiatement résonné en raison des pouvoirs de purification et de transformation de l'eau", explique M. Lovelace.
"Il y avait quelque chose de spécial et de fortuit dans le fait d'apprendre la nouvelle de la commande là où je me trouvais à ce moment-là.
Le second tableau, intitulé "Passage", représente une femme sous l'eau et fait également référence au "passage du milieu", la traversée de l'océan Atlantique endurée par des millions d'Africains réduits en esclavage, dont un jeune Cugoano âgé de 13 ans.
Lire aussi :
- Les coiffures avec lesquelles les Afro-Colombiens disaient aux esclaves où fuir
- Le "premier fort anglais pour esclaves en Afrique" découvert sur la côte ghanéenne
Les peintures de Lovelace sont les premières œuvres d'art permanentes commandées par l'église St James's Church Piccadilly, connue sous le nom d'"église des artistes" parce que de nombreux artistes y ont célébré leur culte ou y ont été baptisés.
Parmi eux, le poète et artiste William Blake, contemporain de Cugoano et l'un des artistes préférés de Lovelace.
L'église anglicane entretient une relation de longue date avec la Royal Academy of Arts, toutes deux situées sur Piccadilly, de part et d'autre de la rue.
Les peintures de Lovelace capturent "le sentiment d'émerger de l'eau vers un nouveau lendemain", explique le révérend Winkett, à l'image de ce que symbolise l'acte du baptême.
Lovelace explique qu'il a abordé la commande de la même manière.
"J'ai imaginé que cela s'apparentait à un baptême ou à un rite de passage", explique-t-il.
- Le rôle clé des esclaves et des concubines dans le "monde sanglant de la succession" dans l'Empire ottoman
Lovelace, qui a étudié l'art sur l'île française de la Martinique, a installé son studio à Trinidad au milieu des années 1990. Il aime expérimenter avec ses peintures et son style ne correspond à aucune courant artistique.
Cette dernière œuvre, qui commémore la vie et l'héritage de Cugoano, est une nouvelle étape dans les tentatives de l'artiste de "recoudre la complexité de la vie caribéenne".
"Le travail de Che n'est pas seulement lié à la géographie et à l'héritage de l'odieuse traite transatlantique des esclaves", explique Rev Winkett, "mais il évoque aussi une exaltation honnête, lyrique et ensoleillée de ce à quoi pourrait ressembler un avenir vibrant qui reconnaîtrait ouvertement ces histoires".
Lovelace déclare à la BBC : "Je pense toujours à ce voyage difficile et improbable que Cugoano a dû endurer.
"Il est fort possible que la seule façon d'avancer vers des sociétés équitables, où les blessures se cicatrisent et où des avenirs plus prometteurs sont imaginés, soit de faire preuve d'une plus grande honnêteté à l'égard du passé".
Penny Dale est une journaliste indépendante, podcasteuse et documentariste basée à Londres.