Au lendemain de l'élection, l'un des principaux rivaux du président, Paul Biya, s'est déclaré vainqueur du scrutin avant même la proclamation des résultats. Il s'en explique pour «Libération».
Il a créé la surprise, lundi, au lendemain de l’élection présidentielle au Cameroun. Considéré comme le principal adversaire du président sortant, Paul Biya, Maurice Kamto s’est déclaré vainqueur du scrutin avant même la proclamation officielle des résultats. Quelques heures après ce coup de théâtre annoncé lors d’une conférence de presse à Yaoundé, cet ancien ministre en rupture de ban depuis 2011, âgé de 65 ans, a accepté de répondre aux questions de Libération.
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Vous avez proclamé votre victoire aux élections présidentielles de façon anticipée, avant même que le Conseil constitutionnel ne se prononce. Pourquoi une telle hâte ?
Nous l’avons fait sur la base d’informations fiables que nous avons déjà rassemblées. Dans la plupart des pays du monde, les résultats sont proclamés le soir même ou le lendemain du vote. Au Cameroun, le Conseil constitutionnel, dont tous les membres sont nommés par le Président, dispose de quinze jours pour le faire. Pourquoi un tel délai en 2018 alors qu’on a les moyens de compiler les résultats plus rapidement ?
Nous savons qu’il y a eu des fraudes : dans le nord du pays, les communications ont été coupées entre 18 heures et 19 heures sans raison officielle. Néanmoins, avec les procès-verbaux en notre possession, j’ai la certitude d’une victoire incontestable. Pourquoi attendre ? Tout ce que je revendique, c’est l’alternance par les urnes. Je n’ai rien fait de criminel.
Pourtant, votre choix ne fait pas l’unanimité. Le pouvoir rejette votre proclamation, mais aussi certains partis d’opposition. L’un d’eux, Cabral Libii, se serait d’ailleurs également déclaré vainqueur par un post sur Facebook…
Je note que ce post fait moins de bruit que ma propre déclaration. Je n’ai pas de commentaire à faire à ce stade. Ça prouve peut-être juste que certains opposants sont de connivence avec le président sortant. Pour le reste, je me sens dans mon bon droit, n’en déplaise aux pleureuses et aux vierges effarouchées. Le Cameroun est un pays où on a pris, hélas, l’habitude d’attendre. Sous Paul Biya, les populations ont été «zombifiées», tétanisées. On a longtemps eu l’impression dans ce pays d’une sorte de syndrome de Stockholm, où les gens finissaient par aimer leurs bourreaux.
Dans mes meetings pourtant, j’ai eu le sentiment que les gens reprenaient goût à l’espoir. Et comment peut-on croire un instant que les Camerounais seraient aujourd’hui capables de reconduire au pouvoir par les urnes un homme de 85 ans, qui a régné sans partage depuis trente-six ans, a lancé tant de chantiers dont aucun n’a été achevé, alors que tous ont même été surfacturés ?
J’ai parcouru le pays pendant cette campagne, il faut voir l’état des routes, les classes avec 150 élèves, l’état sanitaire lamentable du pays… Qui a décrété que le pouvoir était octroyé à vie ? C’est pourtant ce que vient d’affirmer un lieutenant du Biya en déclarant qu’un chef bantou meurt au pouvoir. Et ça ne fait réagir personne ?
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Lundi, peu avant que vous proclamiez votre victoire, votre QG et votre domicile à Yaoundé ont été encerclés par les forces de l’ordre. On dit également que votre directeur de campagne se cache après avoir été directement menacé. Vous sentez-vous en danger ?
Non, je ne suis pas habité par la peur, je refuse de vivre dans la psychose. Même si je vois bien que je suis suivi partout où je vais. Pour mon directeur de campagne, je n’ai pas encore de nouvelles, mais je sais qu’un autre représentant de mon parti a été enlevé à Douala, puis libéré. Ses geôliers l’avaient pris pour mon directeur de campagne. Pour le reste, j’étais plutôt heureux dans ma vie de prof d’université. Je suis rentré en politique en assumant les risques, pour un combat que je considère comme noble.
N’avez-vous pas peur de pousser vos militants à affronter les forces de l’ordre dans la rue, en cas de non-reconnaissance de ce que vous considérez comme votre victoire ?
Relisez ma déclaration : je n’ai jamais incité à l’insurrection. J’ai parlé de «changement dans la paix», j’ai offert des garanties d’immunité au président sortant. Nous allons pacifiquement mais fermement défendre les résultats que nous avons compilés. Mais la légalité ne vaut que si les lois sont justes. Cessons de croire que les institutions bancales de ce pays sont crédibles. En 2014, le régime a fait passer une loi, qui sous couvert d’antiterrorisme limite en réalité toute liberté d’expression et de manifestation. J’ai été l’un des premiers à combattre cette loi liberticide. Il y a aussi des lois qui maintiennent dans la servitude.
A la fin de votre déclaration, lundi, vous avez tendu la main à la minorité anglophone qui vit dans deux régions déchirées par des affrontements entre mouvements sécessionnistes et forces de l’ordre. Que proposez-vous pour régler ce conflit qui mine l’unité du pays ?
J’ai promis qu’une fois à la tête de ce pays, ma première sortie officielle aurait lieu dans ces régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, où Biya n’a jamais été depuis le début de la crise. Je veux que les gens sortent des forêts où ils se cachent. J’ai promis de reconstruire les villages détruits. Il faut mettre en place un dialogue inclusif et arrêter de croire que la solution militaire va régler le problème. Dans cette crise, les extrémistes ne sont pas d’un seul côté.
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Que pensez-vous enfin de l’attitude des Occidentaux à l’égard du Cameroun ?
Je note avec surprise que l’Europe n’a pas envoyé d’observateurs à ces élections, alors qu’elle le fait souvent en Afrique. N’a-t-elle pas intérêt, elle aussi, à un changement pacifique au Cameroun ? C’est un pays qui pourrait être prospère, qui a beaucoup de ressources naturelles. Et pourtant les Camerounais migrent en masse vers l’Europe. Ça me rend malade. Mais pourquoi l’Europe ne s’implique pas d’avantage, alors qu’elle affirme être saturée par l’immigration?
Quant à la France, c’est pareil. Elle ne se montre pas plus impliquée dans le changement, malgré ses intérêts économiques dans ce pays. Je ne demande pas qu’on m’adoube, mais que sur la simple base d’informations disponibles pour tous, on regarde ce peuple et qu’on se demande s’il mérite de continuer à vivre dans cette impasse.