Pour son premier poste d'entraîneur, Johan Cruyff voulait un gardien de but spécial, un joueur qui corresponde à sa vision globale de l'attaque de l'Ajax. Stanley Menzo fait l'affaire.
Menzo est au club d'Amsterdam depuis quelques années. Lorsque Cruyff a fait appel à lui, en 1985, il était une doublure et n'avait joué que quelques matchs.
Sous la direction de l'entraîneur néerlandais, Menzo est entré dans l'équipe première d'Ajax à l'âge de 21 ans. Cruyff part à Barcelone trois ans plus tard, mais le jeune gardien de but gardera sa place pendant sept saisons. C'est l'une des étoiles de l'équipe qui a remporté la Coupe des vainqueurs de coupe en 1987 et la Coupe Uefa en 1992.
En seize ans, Menzo a remporté neuf titres de champion aux Pays-Bas et en Belgique, avec un style qui a contribué à changer l'image que beaucoup avaient des gardiens de but. Il était plus qu'un gardien et ne faisait pas qu'empêcher l'adversaire de marquer - un exemple précoce du "gardien balayeur".
Mais ces années au sommet ont été difficiles.
Né au Suriname en 1963, Menzo est arrivé aux Pays-Bas à l'âge de six ans. Les insultes racistes dont il était la cible ont commencé dès le début de sa carrière. À l'apogée de celle-ci, ils ont atteint une intensité horrible. Des insultes publiques, fréquentes et à grande échelle.
Dans de nombreux matchs qu'il a joués, il y avait comme des chants de singes, des railleries racistes, des bananes jetées sur le terrain.
"Ça m'a fait mal, ça m'a fait très mal. Quand vous avez la moitié du stade qui vous insulte, vous vous sentez très seul. Quand j'y repense, je n'arrive pas à imaginer comment j'ai fait, comment j'ai joué mes matchs", dit Menzo.
Le racisme était une caractéristique si régulière du football néerlandais à cette époque que presque personne n'en parlait - y compris ceux qui étaient ciblés, se souvient-il.
Même s'il essayait de ne pas se laisser dominer, il s'est remis en question. "Nous ne parlions jamais de ce qui se passait parce que nous ne savions pas comment y faire face", rappelle Menzo.
"Certains joueurs ont dit qu'ils n'entendaient pas [ces insultes]. Je ne peux pas imaginer cela, je les entendais toujours (…) C'est devenu normal. Je pensais que c'était peut-être ma personnalité qui me faisait ressentir et entendre [les insultes], que je n'étais peut-être pas assez fort pour le football professionnel", se rappelle-t-il.
Mais Menzo a fait preuve de courage. Et à plus d'une occasion, il a tenu tête physiquement à ses agresseurs.
La première fois, c'était en novembre 1987, au début de sa carrière à l'Ajax, à l'âge de 24 ans. Cela s'est passé après un énième match à l'extérieur, au cours duquel il a été pris pour cible.
Il sortait du vestiaire et se dirigeait vers le bus de l'équipe, portant une boîte. Un jeune homme s'est approché de lui. Il a demandé à Menzo s'il y avait des bananes dans la boîte. Menzo a posé la boîte sur le sol.
"Je lui ai demandé ce qu'il avait dit. Et il l'a répété. A ce moment-là, je n'étais pas moi-même, je pense, et je l'ai frappé", se souvient-il.
"Le premier sentiment était juste un soulagement, c'était comme si la pression me quittait. Tout au long du match, l'abus était là, et là aussi après le match", ajoute l'ancien gardien de but.
Menzo a frappé l'homme en plein visage. Son agresseur est parti, le nez en sang et une dent cassée.
L'entraîneur de l'équipe adverse a assisté à l'incident et a défendu Menzo lorsque la presse en a parlé. C'est ainsi que sa mère a appris ce qui s'était passé. Elle soutient, dans une biographie de Menzo, que le jeune homme aurait perdu plus qu'une dent s'il lui avait dit la même chose.
Les autorités n'ont pas réagi, mais rien ou presque n'a été fait pour tenter de mettre fin au racisme dont le gardien de but était régulièrement la cible.
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Plus tard dans sa carrière, alors qu'il jouait en Belgique dans les années 1990, une autre banane a été jetée dans sa direction.
Cette fois, au lieu de l'ignorer comme il l'avait fait tant de fois auparavant, Menzo la ramasse, la pèle et en prend une bouchée. Le résultat fut un rire, une détente.
"C'était une bonne réaction. Ça m'a fait du bien et ça a donné une réaction positive aux fans", témoigne-t-il.
Mais Menzo pense aussi qu'une telle réaction tient partiellement au fait qu'il était plus âgé, plus connu et plus respecté à cette époque. Plus jeune, une telle réaction aurait été impossible, dit-il.
Cela fait plus de vingt ans que l'ancien gardien de but de l'Ajax, du PSV et de l'équipe internationale néerlandaise a mis fin à sa carrière de joueur.
Il collaborait à la rédaction d'un livre sur sa vie, avec le journaliste et auteur Mike van Damme, alors que la campagne Black Lives Matter (BLM) prenait une nouvelle dimension mondiale en 2020, après le meurtre de George Floyd.
Pour Menzo, le contraste entre les années 1980 et 1990 et aujourd'hui ne pourrait être plus clair en ce qui concerne la façon dont le football affronte le racisme. Les joueurs s'expriment. Les officiels et les instances dirigeantes mènent des campagnes. Il dit qu'il "n'imagine pas" les équipes quitter le terrain en signe de protestation à son époque.
Le problème est loin d'être résolu, mais M. Menzo constate des progrès.
"Ce que j'ai apprécié dans les discussions sur le BLM, c'est que je n'ai pas vu des Noirs manifester contre le racisme, j'ai vu des Noirs et des Blancs. Et c'est là tout le problème", dit-il.
"Si je le (le racisme) ressens en tant que personne noire, je le vois et je l'entends. Le voyez-vous et l'entendez-vous en tant que personne blanche ? Si [la réponse est] non, alors nous avons un problème. Si [c'est] oui, alors résolvons-le ensemble. Dans le football, nous pouvons changer les choses et... nous pouvons utiliser le football pour changer les choses", assure l'ancien gardien de but.
Il a fallu beaucoup de temps à Menzo pour apprécier ce qu'il a accompli dans le football. Non seulement à cause des abus constants qu'il subissait, mais aussi parce qu'il s'inquiétait souvent trop de ses performances pour apprécier le succès.
"La plupart du temps, dira l'ancien footballeur, je ne voyais que les choses négatives, les buts que je n'arrivais pas à sauver. J'étais trop occupé par ces choses, et j'oubliais de voir les points positifs."
Il a collaboré à la rédaction de sa biographie intitulée "Menzo : The Battle Under the Bar".
"Au début, c'était un peu étrange de parler de soi. Mais j'ai fini par aimer ça et j'ai vu d'autres aspects de ma vie et de ma carrière que j'apprécie maintenant, que je n'appréciais pas auparavant. [Je vois] que [j'ai] fait un excellent travail en tant que joueur."
Et, au fil des réactions depuis la publication du livre, il a enfin pu apprécier la façon dont les autres le considèrent également.
"Je ne savais pas qu'ils me voyaient comme ça - en tant que sportif, en tant que grand gardien de but, en tant que personne qui a toujours lutté contre le racisme. Cela m'a rendu fier que les gens pensent à moi de cette façon", se réjouit-il.
Bien qu'il ait cessé de jouer il y a de nombreuses années, Menzo reste dans le football. C'est une relation qui a commencé dans les rues d'Amsterdam.
Le football qu'il pratiquait enfant, dans les rues, a eu une influence déterminante sur sa vie et sa carrière. Lorsque le monde entier semblait être à l'intérieur pour regarder la finale de la Coupe du monde 1974, lorsque les Pays-Bas ont perdu contre l'Allemagne de l'Ouest, un Menzo de 10 ans était dehors avec un ballon à ses pieds. En grandissant, il a toujours joué au football dans la rue, même après avoir intégré l'équipe de l'Ajax.
Plus récemment, il a travaillé comme préparateur des gardiens de but au sein de l'équipe nationale néerlandaise, lorsque Marco van Basten en était l'entraîneur entre 2004 et 2008.
En 2007-2008, il a mené le FC Volendam à la montée en Eredivisie (le plus important championnat de football des Pays-Bas). Il a également été entraîneur en Belgique, en Afrique du Sud et en Chine.
Il est aujourd'hui le directeur technique de l'équipe nationale d'Aruba, dont il assure également les fonctions d'entraîneur adjoint. En juin, il a conduit l'équipe à sa première victoire en trois ans, une victoire contre les Îles Caïmans, 3-1, aux éliminatoires de la Coupe du monde.
Tout cela pour l'amour du jeu qui, dans le bon et le mauvais sens, a été sa vie. "Je dois rendre au football ce qu'il m'a apporté, car le football a fait de moi la personne que je suis", dit-il.