Pendant toute la journée du jeudi 31 décembre 1959, les populations ont préparé l’événement. Des retraites au flambeau sont été organisées un peu partout à travers le pays. Des bals sont prévus. Mais en même temps, les grandes villes sont ceinturées par des cordons de police, l’Upc ayant prévu un massacre sans précédent de Blancs si, le lendemain, le Cameroun n’est pas indépendant. La tension est ainsi très vive dans le pays. Mais, par bonheur, la nuit se passé bien, et le lendemain matin, tout le monde s’est déporté sur la place de l’hippodrome baptisée, du coup, « Place de l’indépendance ».
Vendredi 1er janvier 1960 : notre indépendance est proclamée.
A 7 h 40, déjà, ce vendredi 1er janvier 1960, le premier ambassadeur de France au Cameroun, Jean Bénard, a présenté ses lettres de créances à Ahmadou Ahidjo. Après quoi, le Premier ministre camerounais (Ahmadou Ahidjo ne deviendra président de la République que le 5 mai 1960) s’est rendu au lieu des cérémonies qui devaient commencer à 9 h 30. A l’heure dite, alors que tous les invités sont déjà présents, une chorale constituée de jeunes enfants, chante l’hymne national. Tout le monde applaudit chaudement. 101 coups de canons sont ensuite tirés. Tout le monde applaudit de nouveau. Le Secrétaire Général des Nations Unies, Dag Hammarskjöld, prend la parole. Il lève officiellement la tutelle des Nations Unies sur le Cameroun. Tout le monde applaudit en poussant des youyous de joie. Ensuite, le représentant du gouvernement français, Louis Jacquinot lit son discours.
Puis le représentant des Etats Unis d’Amérique, Henry Cabot Lodge, représentant permanent aux Nations Unies lit à son tour son discours
Enfin, Ahmadou Ahidjo, le Premier ministre camerounais, prend la parole :
« Camerounaises, Camerounais, mes chers compatriotes, le Cameroun est libre et indépendant (l’explosion de joie est générale et sans précédent au sein de la population qui suit le déroulement des cérémonies à la radio). Ces mots font vibrer en chacun de nous, une émotion que nous ne dissimulons pas, tant elle est grande, tant elle est naturelle, tant elle touche aux aspirations de tout ce qui porte le nom d’homme. Camerounais des villes, des villages et des campagnes, ce jour tant attendu, nous allons le vivre avec émotion, etc... »
A la fin du discours, un impressionnant défilé de jeunes et de militaires en tenue de l’armée camerounaise (pour la première fois), commandé par un jeune capitaine du nom de Pierre Semengue, se déroule sur la place de l’hippodrome, et non plus devant l’actuel magasin Casino comme jusqu’alors. L’émotion est au paroxysme parmi les Camerounais.
Parmi les hôtes de marque à cette cérémonie historique et inoubliable, on distingue, Madame Golda Meir, le Premier ministre israélien, Modibo Keita, Président du Conseil (Premier ministre) du Soudan Français (Mali), Moktar Ould Dada, Président du Conseil de la Mauritanie, etc.
Pendant toute la journée, la joie est indescriptible dans tous les foyers, à travers tout le territoire national. Deux jours plus tard, tous les invités du Cameroun se déportent à Douala, où les cérémonies de l’indépendance sont prévues pour le dimanche 3 janvier au matin. Un impressionnant défilé s’y déroule au Boulevard du 27 août 1940. Des militants de l’Union des Populations du Cameroun, UPC, défilent, des portraits de Ruben Um Nyobè en main et bien en vue.
A la légation du Cameroun à Paris (bureau qui tenait lieu d’ambassade si l’on peut dire), rue de Courcelles, une grande réception est organisée pour la circonstance. De nombreux Français et Camerounais y sont conviés. Les Camerounais résidents dans des villes de province en France, ont également organisé des cérémonies, et y ont conviés leurs amis tant Français qu’Africains.
Mardi le 5 janvier 1960, Xavier Torre, le dernier Haut-commissaire de la France au Cameroun, quitte Yaoundé. Le Cameroun a cessé d’être un territoire sous tutelle des Nations Unies à l’administration confiée à la France. Une nouvelle ère commence pour lui…
La guerre malgré les discours.
Dimanche 10 janvier 1960 : attaque de la chefferie Bazou.
« Dans la nuit de dimanche à lundi, dans le pays bamiléké, après avoir coupé les routes autour de la chefferie, afin d’empêcher l’intervention de l’armée, l’Armée de Libération Nationale Kamerunaise, ALNK, a incendié plusieurs cases ainsi les constructions abritant la mission catholique. Ils se sont ensuite rendus au palais du chef de Bazou, Daniel Kémajou, et ont tué cinq membres de sa famille, après avoir pillé le palais. Daniel Kemajou a pu s’échapper. »
Jeudi 14 janvier 1960 : attaque de la « Frégate » à Douala.
« …une cinquantaine de combattants de l’ALNK armés de couteaux, de matraques et de machettes et commandés par Tankeu Noé, se dirige vers le bar « La Frégate », fréquenté, uniquement, par les Européens, y pénètre, et coupe les jambes d’un aviateur français. Celui-ci meurt aussitôt après. C’est le sauve-qui-peut général pour les Blancs. Ce militaire était arrivé au Cameroun par le vol Air France du matin. Le groupe remonte l’avenue du 27 août 1940, pénètre dans la salle de cinéma Les Portiques. Dans le noir, les spectateurs, tous des Blancs, se défendent à coups de chaises. Puis, le groupe attaque un commissariat de police, tue un gardien de la paix camerounais identifié comme traître, et entonne l’hymne national : O Kamerun berceau de nos ancêtres/ autrefois tu vécus dans la barbarie / comme un soleil tu commences à paraître / peu à peu tu sors de ta sauvagerie… »
Vendredi 15 janvier 1960 : appel de M. Ngayewang pour une « Table ronde bamiléké ».
« Chers compatriotes, Alors que notre pays jouit de sa souveraineté nationale, nous nous entre-déchirons sous le couvert d’un terrorisme dégradant, antinational. Nous menaçons nos frères, nous les égorgeons comme des moutons, nous pillons leurs cases et après quoi, nous les incendions.
Chez nous, plus d’écoles, plus d’hôpitaux, plus d’églises, plus de marchés, plus de cultures, plus de transports : en un mot, plus de vie sur une économie agonisante, toute le monde vit dans la terreur et la désolation.
Et dire que notre département était celui des hommes intelligents, puissants, sages, travailleurs, vivant dans la communion d’amour et de fraternité. Mais, qu’est-il arrivé subitement ? On n’en sait rien. Cette conjoncture pose de nombreux problèmes qui ne peuvent être résolus avec clarté et efficacité qu’autour d’une table ronde. C’est notre problème et nous ne pouvons l’affronter que d’un cœur commun avec la même volonté et le même courage, sur le discernement de l’intérêt supérieur de notre cher et beau pays afin que l’idéal commun soit poursuivi à travers les positions des uns et des autres … »
Vendredi 15 janvier 1960 : le gouvernement français décide le maintien de troupes militaires au Cameroun.
« Le Comité de défense s’est réuni sous la présidence du général de Gaulle et a procédé notamment à l’examen de la situation actuelle au Cameroun où, durant la période transitoire qui suit l’indépendance de cet Etat, les troupes françaises doivent contribuer au maintien de l’ordre sous l’autorité du gouvernement camerounais ».
Mercredi 20 janvier 1960 : Djoumessi Mathias s’adresse aux Bamiléké.
« Le député Djoumessi Mathias a l’honneur de vous informer de sa nomination comme Ministre résident à Dschang, chargé du maintien de l’ordre. La gestion de votre pays est aujourd’hui entre vos mains depuis le 1er janvier 1960. Je fais appel à la conscience de mes frères qui sont actuellement au maquis pour qu’ils regagnent leurs villages respectifs par la voie légale en passant par les lieux suivants :
1/-bureaux des arrondissements où vous trouverez nos représentants élus ;
2/-chefferies respectives auxquelles vous avez encore confiance ;
3/-chef-lieu de la préfecture.
Ceux parmi vous qui rentreront du maquis librement, ne seront plus poursuivis pour crimes ou délits communs… »
Samedi 16 janvier 1960 : attaque de l’Armée de Libération Nationale Kamerunaise à Bafang.
« Depuis plusieurs jours, l’atmosphère était lourde à Bafang. Les parents retiraient leurs enfants de l’école. Des bruits couraient qu’il se passerait quelque chose avant la fin du mois.Dans la nuit, la mission catholique de Banka-Bafang, la plus importante mission du pays bamiléké, était l’objet d’une attaque sans précédent de la part des bandes terroristes. Pour mesurer l’ampleur de cette opération, nous suivrons le déroulement des événements sur les trois lieux où fut menée l’attaque.
11 h 45 : a- vers le centre-ville.
A 500 mètres de la mission, plusieurs barrages sont installés en vue de couper la circulation et d’isoler la mission du poste militaire situé à environ 2 km 500. Des arbres sont abattus, un gros camion bloqué et poussé en travers de la route, entre le camp de football et le collège St Paul.
b- à l’hôpital Ad-Lucem :
Une colonne très nombreuse se poste en face des différents bâtiments et dépendances de l’hôpital.
c- devant la maison des pères :
Une troisième troupe commence à abattre des arbres an bordure de la route. Partout on entend les chants cadencés par le bruit des machettes et des arbres qui tombent. Plusieurs centaines d’hommes sont à l’ouvrage.
Minuit : en ville.
Les hors-la-loi attaquent, dévastent et incendient plusieurs cases, dont celle d’un conseiller municipal et chef de groupement : M. Pierre Pouani.
a-à l’hôpital. :
Le signal de l’attaque est donné, les combattants de l’ALNK se ruent sur les portes et fenêtres qu’ils défoncent partout en même temps. Ils pénètrent dans toutes les salles, saccagent tout le matériel de chirurgie, de radiographie, la réserve de pharmacie, emportent les vêtements des malades, une soixantaine d’hospitalisés dont quelques malades opérés la veille. Des hurlements cadencés scandent les coups de machette. Une bande se dirige vers la camer.berésidence des docteurs, mesdemoiselles Thérèse Gasteau et Rénée Schmitt, heureusement absente cette nuit-là, incendient cuisine et véhicules, emportent tourne-disques, radios, machines à écrire. Une bande se dirige vers la maternité, arrache les vêtements de la sœur de garde, sœur Marie-Noëlle, religieuse camerounaise, et lui ordonnent de les suivre en brousse. La sœur résiste courageusement : mieux vaut me tuer. Mains liées, elle est frappée brutalement et laissée pour morte. Elle réussira à se traîner jusqu’à la maison des frères, où les premiers soins lui sont donnés. Les internes du Collège St Paul, réveillés en sursaut par ces bruits, veulent sauter par les fenêtres du 2ème étage. Le frère surveillant réussit à les maintenir calmes dans le dortoir.
c- à la maison des pères.
Le car du Collège St Paul qui se rendait à la maison des pères, est renversé et incendié partiellement en face de l’église. Le conducteur réussit à s’échapper de justesse. Les pères voient alors une horde de terroristes se précipiter en hurlant vers la case, dont ils défoncent simultanément toutes les ouvertures. Quelques minutes après, un terroriste sort, salué par de grandes acclamations : il tient à la main, la tête sanglante du père Gilles Héberlé, supérieur de la mission. Le frère Sarron, qui n’a pu s’enfuir à temps, est suivi en brousse et décapité aussitôt. Le frère Valenton Sarron, dirigeait la construction de la nouvelle église. Le père Lequeux, septuagénaire, qui résista courageusement dans sa chambre et réussit à tenir jusqu’à l’arrivée des militaires, essuya cependant un coup de feu qui le blessa légèrement à la tempe.
Vers minuit et demi, les assaillants de la ville et de l’hôpital, commencent à se regrouper sur les ordres de leurs chefs, et se replient en traversant la mission, vers la route de Babouaté. Il semble que l’un d’eux, casqué et vêtu d’habits militaires, assurait le repli avec une arme automatique.
Vers une heure moins le quart, les militaires et la gendarmerie arrivent enfin, retardés par les nombreux barrages, et essuyant plusieurs coups de feu. Une bonne partie des assaillants s’est déjà repliée en brousse activée par le son du clairon qui les appelle. L’armée fait feu sur les terroristes dont on retrouvera camer.bedeux cadavres dans la journée. Les traces de sang sur la route font penser, cependant, que plusieurs morts et blessés ont été emportés en brousse par leurs compagnons, entre autre celui d’une jeune fille portant sur la tête la couronne d’herbes phosphorescente, signe de reconnaissance entre tous, dont le cadavre a été aperçu vers 2 heures du matin.
A 3 heures, le père Lequeux, aumônier de l’hôpital, se fit un devoir d’aller rendre visite à tous les malades pour leur redonner courage. Tous garderont le souvenir de ce prêtre qui oublia sa propre blessure et s’inquiéta d’abord de ceux qui lui étaient confiés.
Mercredi 20 janvier 1960 : distribution de tracts par Momo Paul.
« Armée de Libération Nationale du Kamerun, ALNK : on vous a dit de foutre le camp. Patience, nous saurons bien vous y obliger. Si des élections générales n’ont pas lieu dans le pays (…) si l’UPC n’est aussitôt reconnue, si une amnistie inconditionnelle n’est pas proclamée dans les plus brefs délais, nous allons égorger tous les Blancs du Kamerun, sans épargner leurs complices et laquais tels qu’Ahmadou Ahidjo. A bon entendeur salut !
Signé : Momo Paul ; Sinkap Martin ; Singan Tatan.
Samedi 20 février 1960 : l’Alnk s’oppose par des attentats au referendum constitutionnel, bilan 62 morts.
« A la veille du referendum du 21 février 1960, par lequel le peuple camerounais, indépendant depuis le 1er janvier dernier, devait adopter la constitution proposée par le gouvernement de M. Ahidjo, des raids de l’ALNK se sont produits en pays bamiléké, au Sud-Ouest du pays. Bilan : 62 tués et 60 blessés parmi la population de Dschang, chef-lieu du département bamiléké, et de Bakou, plusieurs véhicules détruits ou incen-diés, des centaines de cases brûlées…
Du côté de l’ALNK, 15 tués et de nombreux blessés, cependant que les forces de l’ordre ne signalent aucune perte dans leurs rangs.
Depuis le 16 février, sur ordre de M. Ahidjo, Premier ministre, une vaste opération de police est lancée cours dans cette région située le long de la frontière du Cameroun britannique et du Nigeria. Le pays bamiléké est la proie camer.be de troubles endémiques et de larges secteurs échappent à tout contrôle gouvernemental. L’action des forces de l’ordre n’a pas été concluante : les troupes françaises sont trop peu nombreuses et le jeune Etat ne dispose pas encore de l’armée qui lui permettrait réduire la révolte qui s’étend sur un territoire vaste comme plusieurs départements français.
A l’origine, le problème n’était pas purement politique. Courageux, intelligents et prolifiques, les paysans bamiléké ont voulu s’affranchir du despotisme de leurs chefs traditionnels qui monopolisent les terres et même les femmes, grâce à la polygamie.
L’Upc a su exploiter à son profit ce climat d’hostilité et de violence et c’est parmi les 40.000 travailleurs bamiléké entassés dans les bidonvilles de Douala que les upécistes ont recruté les troupes qui devaient exécuter les sanglantes attaques du 30 décembre et 7 janvier.
Vendredi soir, un attentat s’est produit à Douala même. Un secrétaire de police camerounais a été abattu alors qu’il sortait d’un bar de la ville. L’aggresseur a réussi à s’enfuir…
A la veille de la consultation populaire, M. Ahidjo a adressé un message à la nation, insistant sur l’importance de cette consultation et réclamant « que toutes et tous votent selon leur conscience et dans le seul intérêt de la patrie afin de montrer au monde que nous sommes un peuple libre ».
A ses adversaires, le Premier ministre a demandé « qu’ils le combattent au moyen de bulletins de votes et non par le massacre de la population ». Dans le Sud, une opposition légale dirigée par le député de Douala M. Paul Soppo Priso, avait préconisé de voter « Non », et des missionnaires catholiques, très influents, avaient manifesté une certaine réticence à l’égard du texte gouvernemental.
Celui-ci s’inspire directement de la constitution de la 5ème République et institue un régime semi-présidentiel : chef d’Etat disposant de pouvoirs étendus, Premier ministre, Assemblée nationale de 100 membres.
Cependant, à Accra, où il trouvé refuge après Le Caire et Conakry, le Dr Moumié n’a pas attendu les résultats du referendum pour annoncer à Radio Ghana, en Français, la prochaine constitution d’un « gouvernement révolutionnaire camerounais » dont certains membres partageraient son exil, tandis que d’autres « ministres », se trouveraient directement dans le maquis.
Le massacre de Dschang et de Bakou semble avoir donné beaucoup d’assurance à l’ancien médecin de Douala qui a quitté le Cameroun depuis cinq ans ».
Toutes ces citations proviennent des journaux de l’époque, disponibles pour certains aux archives nationales à Yaoundé.