Trois ans après son rachat par l'Etat camerounais, Africa 24, lancée en 2008, est aujourd'hui au bord d'une nouvelle liquidation judiciaire. Son ex-propriétaire, Constant Nemale, dont l'ombre n'a jamais cessé de planer sur la chaîne, est au cœur des intrigues qui l'ont conduite dans une impasse.
La chaîne de télévision Africa 24, qui se rêvait en fleuron des médias panafricains, connaît aujourd'hui ses plus graves turbulences depuis sa création en 2008.
Symbole de l'ambiance délétère : les principaux journalistes vedettes du groupe, à l'instar du Franco-Béninois Babylas Boton, animateur du "Talk", et du Béninois Richard Togbé, aux manettes de "Politica", ont, un à un, été priés de faire leurs bagages.
Une atmosphère de fin de règne plane désormais sur les locaux d'Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine), où l'entreprise éditrice de la chaine, A Media, s'est réfugiée en 2020 après une première procédure de liquidation judiciaire, qui fut houleuse. Seule une poignée de techniciens font encore tourner l'antenne. Les 14 employés restants ont touché avec retard leurs salaires d'octobre et novembre à la fin du mois de décembre, et celui de décembre au tout début du mois de janvier. Le treizième mois n'a pas été versé. Ils ont, pour une grande partie d'entre eux, déserté la rédaction. Installé dans le Sud de la France, le président délégué, Jean Brun, nommé en juin 2021, n'est, pour sa part, que rarement aperçu sur place.
Pour remonter le fil de cette longue descente aux enfers, il faut revenir en 2019.
Cette année-là, les actifs de la chaîne ont été rachetés par l'Etat camerounais pour un million d'euros via une structure spécialement dédiée : A Media, qui succédait à Afrimedia. Actionnaire unique, Yaoundé, selon le pacte d'actionnaires signé lors du rachat, était censé apporter à Africa 24 un chiffre d'affaires de 3,2 millions d'euros par an, entre 2019 et 2021, en grande partie via l'achat d'espaces publicitaires. L'Etat camerounais s'était par ailleurs engagé à ramener le déficit en dessous de 500 000 € pendant deux ans, afin de sauver les 26 contrats de travail en France. Si le Cameroun a respecté ce dernier engagement, ce n'est pas le cas pour les commandes. Selon des documents consultés par Africa Intelligence, Yaoundé a apporté 1,4 million d'euros en 2019, 2,3 millions en 2020 et 2,8 millions en 2021.
Aucun fonds n'a été versé en 2022. Au point que la liquidatrice de la société Afrimedia, Veronique Bécheret, a assigné Constant Nemale, ancien propriétaire et fondateur du groupe, devant le tribunal de Nanterre (Hauts-de-Seine) le 16 avril 2021, afin de demander la résolution du plan de cession, pour non-respect des engagements. Les juges ont rejeté sa demande.
Crise de leadership
En réalité, l'arrivée de Jean Brun a mis au jour une tendance qui se dessinait en coulisses depuis la liquidation judiciaire d'Afrimedia en 2019 : le retour aux commandes du Camerounais Constant Nemale. Journaliste de profession, il a joué un rôle central dans l'arrivée de Jean Brun pour remplacer la présidente sortante, Mylène Innocent. Pourtant, selon la loi française, et au vu de la liquidation judiciaire, il n'avait pas le droit de gérer l'entreprise. Contacté, Constant Nemale jure "ne jamais se mêler du moindre aspect de gestion de cette entité". "De ce fait, je n'ai jamais eu à me trouver en présence physique ou virtuelle d'un salarié, prestataire, ou un quelconque interlocuteur de la société A Media" , ajoute-t-il.
Dans les faits, le magnat des médias ne s'en est jamais vraiment éloigné. Il est même encore propriétaire à titre personnel de la marque Africa 24, qu'il loue à la société A Media. Cette situation, rare, avait rebuté, au moment de la reprise en 2019, les entreprises intéressées par une reprise, à l'instar du groupe Bolloré, comme l'avait révélé le magazine Capital. Mais il n'est pas le seul levier à disposition de l'entrepreneur camerounais qui a, via un système complexe, gardé un étroit contrôle sur la gestion quotidienne de l'entreprise.
Interventionnisme
Pour preuve, une série de mails consultés par Africa Intelligence datés des 10 et 11 novembre 2022, dans lesquels Constant Nemale demande à des journalistes de la chaîne de reprendre le montage de l'interview de Grégoire Owona, ministre camerounais du travail et secrétaire général adjoint du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, le parti au pouvoir). "Certains plans sont incompréhensibles et par ailleurs en fin de première partie elle [la présentatrice, NDLR] coupe brutalement le ministre pour marquer une pause. Ce qui est inacceptable" , écrit-il.
S'il a pu garder un œil sur le contenu, c'est par l'intermédiaire de la société Africa News Agency (ANA), dont il est le propriétaire via sa holding Afrimedia International, domiciliée au Luxembourg. Cette agence de droit sénégalais possède des bureaux à Abidjan, Dakar et Casablanca, et fournit 100 % du contenu des journaux d'Africa 24 depuis au moins 2015. Un contrat qui a perduré après la liquidation de 2019. ANA est "l'agence d'information principale mais non exclusive du Groupe Africa 24", répond Constant Nemale, mais "aucun rédacteur ou dirigeant de cette agence ne participe aux choix éditoriaux ou à la validation de la diffusion qui est de l'unique ressort de A Media."
Régie centrale
A Media a hérité d'une autre relation contractuelle avec l'ère Nemale : la régie publicitaire. Cette dernière est assurée depuis 2013 par une entité enregistrée à Dubaï et propriété de l'ancien directeur, Etnium International. La société est, elle-même, la petite sœur d'une entreprise française du même nom, qui a été lancée par Constant Nemale en 2001 et qui a assuré la régie pub d'Africa 24 jusqu'en 2013.
Au moment de la création d'Etnium, le journaliste camerounais - alors spécialisé dans le basket-ball - s'était lancé dans la commercialisation de lignes de vêtements liés à des joueurs évoluant en Pro A, le championnat élite français.
Mais très vite, il s'est détourné vers le secteur des médias et est entré au capital de la chaîne panafricaine Telesud. Evincé en 2008, le Camerounais a lancé le projet Africa 24. Dès l'origine, Etnium a été choisie comme régie publicitaire, alors que la société n'avait aucune expérience dans le domaine. Elle est détenue à 80 % par le magnat, le solde étant entre les mains de son épouse Josiane Nemale.
"Détournements"
Dans son assignation à comparaître, la liquidatrice judiciaire critiquait vertement le rôle d'Etnium dans les difficultés financières d'Afrimedia : "Monsieur Nemale a organisé le détournement d'une partie conséquente de la trésorerie de la société d'Afrimedia au profit de sociétés dans lesquelles il était personnellement intéresse" . La même assignation accable la gestion financière de Constant Nemale et estime le montant des pertes cumulées entre 2008 et 2017 à plus de 20 millions d'euros. "Une assignation n'est pas une preuve de culpabilité" , tient à préciser Constant Nemale, qualifiant l'assignation d'"énième tentative d'extorsion de fonds", fruit de l'acharnement" de la liquidatrice judiciaire.
La police judiciaire des Hauts-de-Seine s'intéresse cependant au cas d'Etnium
International. Le 11 mars 2020, elle a procédé à la saisie de 794 629 € sur un compte de la société logé dans la filiale française d'Ecobank, dans le cadre d'une enquête pour "abus et recel de biens sociaux". Les enquêteurs justifient leur saisie par le fait que "les encaissements perçus par Etnium International [de 2015 à 2017, NDLR] et non reversés à Afrimedia, donc 2 076 942 €, constituent des fonds détournés par Constant Nemale et toujours détenus par Etnium International".
Sur ce dossier, Contant Nemale juge que "la police est dans son rôle". "Une saisie conservatoire a été pratiquée. A ce jour, la procédure n'a toujours pas pu prospérer.
Réseau camerounais
Comment expliquer que la collaboration avec Etnium ait pu perdurer avec A Media? Les relations de Constant Nemale au sein du pouvoir camerounais, et donc avec l'actionnaire, constituent un premier élément de réponse. L'homme connaît bien Oswald Baboke, adjoint au directeur du cabinet civil de la présidence, Samuel Mvondo Ayolo. C'est ce très proche de Chantal Biya qui a suivi le dossier d'Africa 24, en étroit contact, tout au long de la procédure, avec son propriétaire en faillite. Il arrivait ainsi que, pendant les négociations, Constant Nemale réponde lui-même aux correspondances pourtant uniquement adressées au cabinet civil du chef de l'Etat, Paul Biya.
La société Financia Capital, chargée par l'actionnaire de contrôler les finances de la chaîne, constitue l'autre lien avec la présidence et A Media. Elle est dirigée par le très introduit Serge Yanic Nana, ami de longue date de Constant Nemale, qui avait même été présenté comme l'un des dirigeants d'Africa 24 à son lancement. Il est également administrateur indépendant de la holding Afrimedia International de Constant Nemale, mais ce dernier relativise leur relation : "Nous nous côtoyons six fois par an dans le cadre des réunions du conseil d'administration et des deux assemblées" .
Un entregent qui permet aujourd'hui à Constant Nemale de finir de tisser sa toile autour de la chaîne, alors même qu'il en a officiellement quitté la direction il y a trois ans. Par ailleurs, il a crée en novembre trois nouvelles antennes depuis Yaoundé sur le bouquet Canal Afrique: Africa 24 Sport, Africa 24 Infinity et Africa
24 English.
Constant Nemale, un magnat connecté aux palais présidentiels
Depuis le début de sa carrière dans les médias, Constant Nemale a été en affaires avec de nombreux présidents africains. Parmi ses premiers contacts figurent l'ex-président togolais Gnassingbé Eyadema (1967-2005) dans les années 2000, à l'époque de Telesud, et l'ancien président Omar Bongo, qui a acheté la chaîne avant d'évincer Constant Nemale. Pour Africa 24, Constant Nemale a également reçu des fonds de la part de Paul Biya, de Denis Sassou Nguesso, et, surtout, du président équato-guinéen Teodoro Obiang Nguema. Ce dernier a été le premier à investir en 2008, pour un montant de départ de 10 millions d'euros.
Découvrant en 2016 que Constant Nemale était le vrai propriétaire d'Africa 24, et que la Guinée équatoriale n'en possédait que 10 %, Teodoro Obiang Nguema avait retiré les fonds, précipitant la chute financière de la chaîne. Après plusieurs années de conflit arbitral, l'Organisation pour l'harmonisation en Afrique du droit des affaires (Ohada) a fini par donner raison en 2020 au président équato-guinéen, et condamné Constant Nemale à lui payer 90 700 euros.