Les stratégies de Biya pour se maintenir au pouvoir n’ont pas seulement accentué les fractures au sein du régime : elles ont aussi encouragé le développement de nombreuses pratiques occultes. Une grande partie de l’élite politique et administrative se livre en effet à des rites magiques censés les aider à conquérir ou à garder un poste, mais aussi à mettre à mal leurs concurrents.
En 2006, l’opposant et historien Abel Eyinga a ainsi raconté que, peu après avoir annoncé son projet de se présenter à la mairie d’Ébolowa (sud) pour les municipales de 1996, il lui avait été « rapporté que des séances de sorcellerie et de magie noire se tenaient chaque semaine (dans le camp du pouvoir, ndlr) pour décider du genre de sort à (lui) jeter. »
Eyinga précisait que le ministre Fame Ndongo avait « la réputation d’être le principal conseiller du président Biya en matière de sorcellerie, de sectes secrètes étrangères et des autres pratiques occultes utilisées en haut lieu. Il nous a avoué, un jour à Ébolowa, publiquement, que sans les sectes Biya ne serait plus au pouvoir depuis belle lurette » L’ancien ministre délégué auprès du ministre de l’Économie et des Finances (1996-2002), Jean Marie Gankou, a pour sa part été arrêté et détenu en mai 2008 pendant plusieurs jours, soupçonné d’avoir commandé auprès d’un sorcier un fétiche contre une forte somme d’argent.
Selon la presse, il cherchait par ce procédé à retrouver un poste gouvernemental. Autre exemple : en 2010, les responsables du football camerounais (ministère des Sports et Fédération camerounaise de football- Fécafoot) ont intégré dans la délégation officielle du pays, partie à la Coupe du monde de football en Afrique du Sud, douze marabouts: ils avaient pour mission d’augmenter les chances des « Lions indomptables » dans la compétition.
Mais bien qu’ils aient promis de faire aller l’équipe nationale au moins jusqu’en demifinale celleci a été éliminée au premier tour. Les sorciers ont alors été priés par les responsables de la délégation de rentrer immédiatement au Cameroun alors qu’il restait encore un match à jouer pour les Lions. Pour expliquer les mauvais résultats ces derniers au Mondial, le ministre des Sports, Michel Zoah, aévoqué « des problèmes de clans et de pratiques ésotériques ».
En prenant en août 2010 ses fonctions de directeur technique national adjoint à la Fécafoot, Robert Atah a constaté : « Les dirigeants ne comptent pas sur le travail d’un entraîneur et de leurs joueurs, ils comptent sur les gris-gris. (...) Quand j’arrive dans une équipe et que peut-être on arrive aux barrages, au lieu de s’occuper des joueurs, on dit qu’on va chercher un marabout qui va préparer l’équipe » Le prêtre exorciste Meinrad Pierre Hebga, régulièrement consulté pour désenvoûter des victimes d’actes de sorcellerie, expliquait le phénomène en 2005 : « Actuellement, il y a des nominations: vraiment, c’est la catastrophe. (...) Tous les jours, je reçois des gens que le président de la République a nommés à de hauts postes de responsabilités : colonels, ministres, commandants, commissaires de police... Les autres réagissent souvent par la jalousie. Au Cameroun, la sorcellerie se déploie quand il doit y avoir des élections ou quand on doit nommer des gens, même à l’université.
C’est incroyable. L’université est pourtant le domaine par excellence de la science ». À la question de savoir pourquoi les Camerounais se livraient à la sorcellerie, il avait répondu : « C’est la recherche de l’argent, la richesse. Depuis que Paul Biya a relancé les nominations, il y a des gens qui viennent chez moi. Il y a un ancien commandant, qui est venu aujourd’hui, ainsi que deux colonels. Un ministre était ici il y a trois ou quatre jours. Il y a des gens qui veulent avoir des postes, et qui veulent aussi empêcher les autres d’avoir des postes. Donc, ça se situe autour de l’amour de l’argent.
Il y en a même qui le font ouvertement. Une dame a ainsi dit à son mari : “Tu es un médecin, donc un scientifique, et tu immoles des moutons aux esprits !” Et le monsieur a répondu: “Toi et les enfants, vous n’êtes pas des millions, moi je veux des millions”. Elle a demandé: “Tu peux répéter ça devant la famille ?”; il a répondu “oui” et il l’a répété devant les deux familles, et même devant un commissaire de police, que si les esprits lui demandent de tuer sa femme, il la tue. » L’importance de l’ésotérisme dans les arcanes du pouvoir s’explique en partie par les croyances populaires qui lient souvent pouvoir et sorcellerie.
Dans plusieurs ethnies camerounaises existent des sociétés secrètes qui sont en relation avec les ancêtres et le monde invisible de la sorcellerie. Puissantes, elles jouaient et jouent encore un rôle important de régulation sociale. Richesse et ascension sociale sont aussi associées à la sorcellerie. Il arrive par exemple que les habitants des grandes villes craignent de retourner dans leur village d’origine: ils redoutent d’y être victimes d’actes de sorcellerie hostiles de la part de villageois jaloux de leur réussite « à la ville ».
À l’inverse, ceux qui deviennent rapidement riches sont soupçonnés par les autres d’avoir eu recours à des pratiques magiques, comme celle du kong (chez les Beti), appelé famla (Bamiléké), ekong (Duala) ou djambe (Maka). Cette pratique de sorcellerie consiste, selon la pensée populaire, à tuer des gens pour faire ensuite travailler leur corps ranimés sous forme de zombis, ou leur âme comme esclaves dans la vie réelle pour le corps et dans l’au-delà pour l’âme. C’est cette mise en esclavage qui permettrait de s’enrichir.
« Prendre quelqu’un dans le kong signifie le faire mourir après une maladie plus ou moins longue. Après sa mort, la victime est supposée aller travailler dans un pays lointain au service d’un patron à qui il a été vendu par son meurtrier, lequel perçoit pour cela une certaine somme d’argent. Une personne qui s’enrichit trop vite est accusée de vendre les siens de cette manière, surtout si le taux de mortalité semble anormalement élevé dans son entourage », ont expliqué l’anthropologue Séverin Cécile Abéga et le sociologue Claude Abé.
Les pratiques irrationnelles des responsables camerounais sont cependant aussi encouragées par le fonctionnement arbitraire et la stratégie souvent incompréhensible de Biya: l’impossibilité de se fier à son mérite et à ses compétences pour avoir un poste de responsabilité, ou tout simplement « réussir » socialement, oblige à imaginer d’autres voies et logiques. Des groupuscules ésotériques se sont ainsi constitués et sont devenus, pour certains, d’importants réseaux d’influence et de recrutement pour le pouvoir. « Vous voulez un poste de responsabilité dans la fonction publique? Vous voulez entrer au gouvernement ou alors devenir un grand directeur général d’une société ?
Désormais auCameroun, pour avoir un haut poste de responsabilité, accéder au pouvoir social et devenir riche, la voie connue de tous est celle des cercles mystico-magiques », constatait le quotidien Le Messager en 2005. Franc-maçonnerie, Rose-Croix, Ordre des rameaux, Éboka figurent aujourd’hui parmi les sectes les plus connues. Biya a lui-même particulièrement favorisé l’ordre de la Rose-Croix (Amorc), dont on le disait membre: Raymond Bernard, secrétaire général de cette secte, a séjourné à plusieurs reprises au Cameroun et a bénéficié d’importants financements de Biya. Il a ainsi reçu 3,6 millions de francs nets d’impôt, en 1988, de la Société nationale des hydrocarbures (SNH)13.
En 1990, le président camerounais lui a également acheté pour 5,3 millions de francs un tableau de Bernard Buffet et a fait, toujours via la SNH, un don de 5,6 millions de francs puis un autre de 2 millions en 1989 au Centre international de recherches culturelles et spirituelles (Circes), une association créée par R. Bernard en 1988. La présidence camerounaise a vraisemblablement effectué aussi un virement de 20 millions de francs au même Circes.
Enfin, Biya a prêté 40 millions de francs sans intérêt et remboursables en 99 ans à l’Ordre souverain du Temple initiatique (Osti), dont Raymond Bernard a été le grand maître jusqu’en 1997. Ainsi patronnée, la Rose-Croix a pris beaucoup d’ampleur au Cameroun au cours des années 1980 et des années 1990. La rumeur disait alors à Yaoundé qu’il fallait être rosicrucien pour avoir des chances de devenir ministre. Titus Édzoa a été un membre important de l’ordre, tout comme le général Serge Benaé Mpeké (1930-2007), chef d’état-major particulier de Biya.
Depuis la fin des années 1990, la Franc-maçonnerie semble être à son tour devenue l’un des premiers réseaux d’influence et de recrutement au sein de la classe politique et d’affaires du pays. Ces groupes ésotériques pratiquent la magie, la géomancie, le satanisme mais se livrent aussi à des actes criminels, constaté dès le début des années 1990. Certains de leurs cultes « exigent par exemple l’offrande de sacrifices humains ou de certaines parts de l’organisme humain – cas du cerveau, des organes sexuels, du cœur. D’autres vont jusqu’à l’élimination physique des gens et à leur démembrement.
Dans les deux cas prévaut l’idée selon laquelle le “pouvoir se mange”, la manducation de certains organes humains permettant de capter la puissance invisible, de se l’approprier et de la déployer contre les ennemis, dans la lutte pour le contrôle de l’État et de ses ressources », ont écrit en 1995 l’historien Achille Mbembe, l’économiste Célestin Monga et le sociologue Yao Assogba.