Actualités of Friday, 8 July 2022

Source: www.camerounweb.com

Succession de Biya: à Nassarao, les nostalgiques d'Ahidjo annoncent une tempête

Il s'agit d'un reportage de Jeune Afrique plongé au cœur de Nassarao Il s'agit d'un reportage de Jeune Afrique plongé au cœur de Nassarao

Situé au Cameroun, Nassarao est le village natal d’Ahidjo, le prédécesseur de Paul Biya.

Jeune Afrique est allé au cœur de ce village où les nostalgiques d'Ahidjo annoncent une tempête dans l'affaire de succession de Paul Biya.

Ils ne sont plus nombreux à avoir connu le premier président camerounais. Mais à Nassarao, petite bourgade située dans la banlieue nord de Garoua, les habitants restent fidèles à la mémoire de l’enfant du pays.

Voici l'intégralité du reportage de Jeune Afrique

À Garoua durant la saison sèche, mieux vaut se lever tôt. D’innombrables motocyclistes ont déjà envahi les routes asphaltées de la ville et l’harmattan soumet les narines à rude épreuve. Mais l’ardeur des rayons du soleil est encore supportable et il est alors possible d’admirer le charme de cette cité centenaire, ancienne capitale des trois régions du septentrion camerounais et fief d’Ahmadou Ahidjo.

Ici comme dans le reste du pays, près de la moitié de la population à moins de vingt ans et ils ne sont pas nombreux à se souvenir de l’ancien chef de l’État. De cette présidence qui s’est achevée il y a quarante ans, ils ne connaissent que quelques bâtiments hérités des années 1970 et ces histoires que se plaisent à raconter les anciens
Assis sur des nattes à l’ombre des baobabs, ceux-ci se remémorent “un fils” ou “un frère”, “bienfaiteur” de toute une communauté. Ahidjo se sentait bien à Garoua, expliquent-ils, mais tous conviennent qu’il était encore plus à son aise à Nassarao, petite bourgade située à une trentaine de minutes du centre-ville.

Route sablonneuse

En cette fin de mars, c’est Ahmed, 28 ans, qui nous y conduit. La route, mi-caillouteuse mi-sablonneuse, débouche sur une succession de vieilles habitations de brique et de terre, qui côtoient des maisons de plain-pied, modernes, aux tuiles rouges ou vertes. Nassarao ressemble autant à ces villages traditionnels peuls qui essaiment à travers tout le Sahel qu’à une banlieue ordinaire.

Aujourd’hui, la localité compte un centre de santé, deux lycées (l’un général et l’autre technique) et une grande mosquée. Ces services publics ont tous été construits sous la présidence de Paul Biya, qui a succédé à Ahidjo en 1982. Seuls vestiges datant de l’époque où le cœur du pays battait à Nassarao : le réseau électrique et une école primaire, bâtie par l’administration française en 1933, puis rénovée sous Ahidjo.

Nassarao n’est à l’évidence pas la commune la mieux dotée du pays, mais ses habitants disent n’en concevoir aucune frustration. « Nos parents ont délibérément refusé le développement, qu’ils assimilaient aux colons blancs, explique Amadou, l’un des notables du village. Ahidjo s’est démené pour faire construire des routes et des infrastructures comme il l’a fait à Garoua, en vain. »

Car avant de devenir le premier président du Cameroun indépendant, Ahmadou Ahidjo a plusieurs été fois ministre du Cameroun sous tutelle française, et il a eu maille à partir avec les autorités traditionnelles nordistes conservatrices, insensibles à ses discours en faveur du développement. « Si l’évolution ne se fait pas avec vous, elle se fera contre vous », leur avait-il lancé en 1958, alors qu’il cherchait à consolider l’assise de son parti, l’Union camerounaise (UC), dans le nord du pays.

Case en terre battue

La propre mère du président a fait de la résistance. Malgré l’insistance de son fils, devenu la principale figure politique du pays, elle a catégoriquement refusé de se faire bâtir une maison moderne en lieu et place de la case en terre battue de Nassarao dans laquelle Ahmadou Ahidjo a vu le jour, le 24 août 1924. C’est pourtant ici, loin de l’agitation de Yaoundé, qu’Ahidjo avait trouvé un havre de paix.

Au début des années 1960, il décide de s’y faire construire un palais. Celui-ci est érigé dans le quartier de Gnakira, sur la route reliant Garoua à Maroua. D’une cinquantaine d’hectares, le domaine est accessible par une longue piste qu’Ahidjo a pris soin de faire bitumer et qu’il parcourt en limousine depuis Garoua.

La résidence principale ne compte qu’un étage. À côté, une deuxième bâtisse, de plain-pied, est réservée aux hôtes de marque. Trois appartements sont destinés aux gardes du corps et maîtres d’hôtel. Ajoutez à cela un bunker et une forêt privée, le tout bénéficiant d’une vue imprenable sur le mont Tinguelin. Malgré l’usure du temps, l’endroit n’a rien perdu de son charme.

Impossible aujourd’hui de pénétrer dans la résidence. Les bâtiments sont fermés et c’est Badjika Ahidjo, le fils de l’ancien président, qui en détient les clés. Ousmane, 82 ans, fait office de gardien. « Ahmadou Ahidjo passait ici ses vacances, mais il y travaillait aussi, raconte-t-il. Samuel Eboa [ancien secrétaire général de la présidence] et Paul Biya, avant qu’il ne soit président, venaient souvent ici rencontrer Ahidjo. Ils travaillaient dans son bureau à l’étage, parfois très tard. Quand cela arrivait, Biya dormait dans la résidence des visiteurs et repartait le lendemain quand ils avaient terminé. »
Au début des années 1970, alors que Gnakira est devenu une sorte de Camp David camerounais, Ahidjo décide de se faire bâtir une deuxième résidence, moins formelle, non loin du centre historique de Nassarao : deux cases aux toits coniques sans prétention dans le style traditionnel peul. Une lui est réservée, la seconde est pour son épouse. À l’entrée du terrain, qui jouxte celui de ses parents, trois cases sont destinées à accueillir les hommes chargés de sa sécurité.

Nous y rencontrons Salli, 85 ans. Ce pasteur originaire de Tcholliré, dans le Mayo-Rey, est le gardien des lieux. Le soleil est haut dans le ciel. D’une voix grave, il nous invite à entrer dans l’une des cases abandonnées. Sur l’un des murs défraîchis, un vieil interrupteur griffé « Berker », souvenir du passage des architectes allemands.
Salli nous raconte ses derniers souvenirs de l’ancien président. Cet attachement qu’il avait pour sa mère qui l’a élevée presque seule après le décès de son père, ses fréquents séjours dans le village et les retrouvailles avec les membres de sa famille. « Ahidjo venait généralement en début d’après-midi et restait tard dans la nuit, se remémore-t-il. Il recevait alors les gens du village sans protocole. Tout le monde pouvait avoir accès à lui quand il était là. Il discutait avec eux pendant de longues heures avant de retourner à Garoua ou à Gnakira. »

« Très remonté contre Biya »

La dernière fois qu’il l’a vu, c’était en 1983, « juste avant qu’il ne parte définitivement au Sénégal ». « Il était très remonté contre Paul Biya et sa gestion du pays. Nous étions en train de travailler sur une toiture dans le saré [la concession] de sa maman. Nous avions appris sa démission à la radio, mais ce jour-là, il nous a annoncé qu’il allait quitter le Cameroun. Nous ne comprenions pas vraiment pourquoi. Avant de partir, il s’est assuré que le travail était achevé. On ne l’a plus jamais revu ici. »

Après qu’Ahidjo a quitté le pouvoir, ses résidences sont un temps surveillées par des soldats de la Garde républicaine, puis pillées et laissées à l’abandon. À Gnakira comme à Nassarao, Ousmane et Salli essayent tant bien que mal de conserver ce qui reste de ce patrimoine. « Nos parents nous ont raconté les années Ahidjo et notre souhait est que les choses redeviennent comme à cette époque », insiste Ahmed, qui nous a servi de guide. « Pour nous, Biya a trahi Ahidjo, ajoute Ousmane. Nous qui l’avons vu ici, à Nassarao, ne n’aurions jamais pu imaginer qu’il se comporterait de la sorte avec son mentor. » L’octogénaire en veut pour preuve le fait que l’ancien président est toujours inhumé à Dakar, au Sénégal.

Un sentiment largement partagé dans ce coin du septentrion camerounais, fief historique de l’Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP), parti créé en 1992 par des fidèles d’Ahidjo et auquel appartient son fils, Badjika. « L’UNDP a presque toujours gagné les élections à Nassarao, assure Innocent Youda, journaliste pour le quotidien L’Œil du Sahel. Emmené par Oumoul Koultchoumi Ahidjo, épouse de Badjika et donc belle-fille de l’ancien président, l’UNDP a remporté cinq des six dernières élections municipales. »

L’UNDP appartient aujourd’hui à la majorité présidentielle. Elle n’a plus présenté de candidat face à Biya depuis 2004. Badjika et Aminatou Ahidjo ont respectivement été nommés ambassadeur à la présidence et présidente de conseil d’administration. Politicien madré, le chef de l’État n’a jamais hésité à jouer de son pouvoir de nomination pour conquérir ce bastion de l’opposition. Au fil des années, on a vu plusieurs figures de son administration dont les familles en étaient originaires (comme celle de Marafa Hamidou Yaya, ancien ministre de l’Administration territoriale, ou de Bayero Mohamadou Bounou, l’actuel patron de Sodecoton).

Sur le chemin du retour, la mosquée El Hadj Amadou Ahidjo. Inaugurée en 1981, elle affiche encore fière allure. C’est la dernière réalisation d’Ahidjo ici, avant qu’il ne quitte le pouvoir. Salli, lui, est retourné à l’une de ses occupations quotidiennes : le désherbage du cimetière familial des Ahidjo, où repose Asta Gabdo, la mère du défunt président. « Il ne me reste plus que quelques années à vivre, soupire-t-il avant que nous nous séparions. La dernière chose qu’il me reste à faire avant de partir à mon tour, c’est de porter Ahidjo en terre chez lui, à Nassarao. »