Le Cameroun se trouve aujourd’hui au cœur des mouvements de contestations avec en première ligne, la crise dans les régions du nord-ouest et du Sud-Ouest .Christian Penda Ekoka Conseiller à la présidence de la république du Cameroun, est Consultant international en économie industrielle et auteur de plusieurs études et articles sur les politiques et stratégies de développement économique et industriel en Afrique(1). Dans un entretien, il a fait une analyse de la géopolitique interne du Cameroun.
Dans un mois cela fera déjà un an que la crise est déclenchée dans les régions du Sud-ouest et du Nord-ouest, en Mars dernier vous avait fait une publication dans laquelle selon vos propos, ‘’le soulèvement anglophone serait une opportunité historique pour réexaminer nos institutions actuelles pour un leadership inclusif du Cameroun.’’
Peut-on parler de malaise national alors que dans les deux régions en ébullition au Cameroun les revendications sont d’ordres politiques à savoir, le fédéralisme et la sécession ?
CPE : Dans la publication à laquelle vous faites allusion, j’indique clairement que le système politico-institutionnel actuel, en raison de sa nature hyper-centralisée, est inapte à répondre de manière efficiente aux aspirations de développement des populations. A cet égard, je cite de nombreuses études sur les questions de développement, qui établissent une forte corrélation entre l’ordre politique et la dynamique de prospérité dans une société. Elles montrent que les problèmes économiques et sociaux sont résolus plus rapidement dans des systèmes politiques où les dirigeants à différents niveaux – central, régional, communal, etc. – sont élus, sur la base de propositions concurrentielles de programmes, par des populations à qui ils rendent compte. Ce qui montre également que les revendications de nature politique sont généralement le résultat de frustrations économiques et sociales. Les revendications d’ordre politiques ne surgissent généralement pas ex nihilo.
Vous justifiez par conséquent les revendications d’ordre politique de nos compatriotes du Sud-Ouest et du Nord-Ouest à savoir, le fédéralisme et la sécession ?
CPE : Qu’est-ce que la Politique ? Elle définit les règles et modalités du « vivre ensemble » ; elle détermine les processus d’accumulation et de distribution des richesses dans une société ; elle fixe les règles du jeu économique et social ; elle propose un projet de société ; elle négocie les alliances de souveraineté ; etc. En conséquence, il est difficile de dissocier les questions économiques et sociales de l’ordre politique en place.
Comment y inscrivez-vous ce qu’il est convenu d’appeler la crise anglophone ?
CPE : S’agissant particulièrement de la crise dite anglophone, j’ai écrit que « plus que d’un problème anglophone, il s’agissait d’un malaise national ». Ce disant, je ne faisais pas le déni de la spécificité du problème anglophone. Ce qui m’indignait davantage c’est l’indifférence des francophones aux souffrances et revendications des anglophones.
Et cela à plusieurs titres : primo, en tant que compatriotes, leurs souffrances touchent directement les francophones en raison de notre communauté de destin en tant que constituants d’une même nation ; secundo, le problème anglophone est une partie spécifique d’un malaise national plus profond, qui touche, comme je l’indique ci-avant, à la structuration du pouvoir politique, c’est dire de l’Etat. En faire le déni, c’est ne pas vouloir apporter une réponse viable au défi de développement du Cameroun.
Il s’agirait donc d’un problème de structuration de l’Etat ?
CPE : Je dois d’abord lever toute équivoque : je ne suis pas sécessionniste. Je voudrais simplement, pour une solution durable, que l’on regarde le problème soulevé dans la partie dite anglophone du pays comme un problème global. Un peu comme un furoncle apparaissant au doigt renverrait à une infection générale du corps. Soigner le furoncle reviendrait à rétablir la santé générale du corps.
A cet égard, mon diagnostic du Cameroun, que j’observe depuis une près de quarante ans, m’avait déjà conduit à voir que l’architecture originelle d’un Etat hyper- centralisée était au cœur des explications la persistance des piètres performances économiques et sociales du Cameroun, en dépit de nombreux rappels à l’ordre du chef de l’Etat sur l’inertie administrative, la corruption, etc., au point d’écrire que : « …si un Etat n’est pas conçu pour reconnaître et préserver les droits humains fondamentaux de l’ensemble de ses citoyens, comment pourrait-il en être autrement de ceux historiques d’une composante spécifique, anglophone en l’occurrence ? ».
Vous avez proposé entre autres comme solution pour un Cameroun nouveau avec un leadership inclusif, un dialogue intégral et transparent, et non des solutions fragmentaires, la liberté des medias et leur prise de conscience, et la réorganisation de ce que vous appelez la techno structure gouvernementale.
Peut-on aujourd’hui dire que quelque chose est fait dans ce sens ou tout simplement vous n’avez pas été suivi par les dirigeants camerounais, je rappelle que vous êtes Conseiller à la présidence en matière économique.
CPE : Je suis conseiller du Chef de l’Etat, et dans cette fonction c’est d’abord l’intérêt de mon pays qui prime. Celui-ci est également au centre de ses préoccupations, en dépit de ceux qui veulent l’isoler.
Dans l’article auquel vous faites allusion, j’ai pris fait et cause pour la libération du magistrat Paul Ayah Abine et les autres, en défendant un Etat qui préserve les droits et les libertés de ses citoyens. Avec quelques mois de retard, nous avons été suivis ; en partie pour être plus précis, puisqu’il y en a encore qui sont détenus
Dans la même publication, je milite pour un dialogue intégral, franc et transparent qui aboutirait à des solutions durables et consensuelles. Compte tenu de l’importance l’ordre politique exposée ci-avant, ce dialogue devrait aboutir au réexamen de la structuration de l’Etat. Quand on a peur de regarder ses problèmes en face, on ne les résout pas, on ne fait que les aggraver en les renvoyant, en faisant de la procrastination.
En tant que conseiller du chef de l’Etat, vous sentez-vous souvent isolé par rapport à vos prises de positions ?
CPE : C’est plutôt l’isolement du Président, voire sa prise en otage, par un groupuscule qu’il faut craindre. Il va de soi que les bénéficiaires du statu quo n’aiment guère ceux qui préconisent des changements, susceptibles de menacer leurs privilèges, pour le bénéfice du plus grand nombre. C’est dommage, car il faut construire un Etat qui soit au service de tous ses citoyens, et non d’une infime poignée.
La crise est là, comment la résoudre ?
CPE : J’ai déjà répondu à cette question, mais au risque de me répéter je redis ceci : cette crise est une opportunité pour débattre dans le cadre d’un dialogue ouvert, franc et intégral d’un système politico-institutionnel qui soit plus apte à répondre efficacement aux préoccupations des populations. Sauf à être médiocres, nos concitoyennes et concitoyens ne sauraient se satisfaire d’un système qui génère de manière continue pauvreté et précarité, et la cause profonde de cette situation se trouve dans la génétique de l’Etat, et corollairement de son principal levier la bureaucratie administrative. Les revendications provenant des territoires dits anglophones ne constituent qu’une manifestation spécifique d’un problème plus large. On ne saurait donc dissocier la partie du tout, ou le tout de la partie.
Peut-on à l’heure actuelle redouter le pire ? Si oui, quel peut être le prochain scenario ?
CPE : Non si les propositions faites ci-dessus sont mises en œuvre avec courage, sans que la main tremble.
Parlant des entreprises publiques, il y a un mois les camerounais ont été révoltés suite aux révélations faites par le journal Tribune de l’Est relatives aux salaires des directeurs d’entreprises publiques au Cameroun. Quelles observations faites-vous sur le traitement salarial des Directeurs d’entreprises publiques ?
Etes-vous de ceux qui pensent que le DG de la CNPS, serait victime d’un acharnement ?
CPE : Je crois que vous faites allusion à l’interview accordée à Equinoxe par le Directeur de publication de la « Tribune de l’Est », M. Roger Chantal Tule, au cours de laquelle il a parlé de ce problème.
A mon avis, c’est un moment regrettable dans notre vie publique. J’ai suivi cette partie de l’interview dans laquelle le DP de la Tribune de l’Est a commencé par soulever, à juste titre au demeurant, deux inquiétudes graves de notre société : d’une part, le creusement des inégalités et l’aggravation des injustices dans notre société, qui conduisent à l’approfondissement de la fracture sociale ; d’autre part, les piètres performances économiques et sociales de nos entreprises publiques.
Malheureusement, par la suite il a noyé le traitement de ces deux graves dérives en concentrant ses diatribes sur le DG de la CNPS. Ce qui dramatisait le propos, mais devenait contreproductif dans la recherche de solutions véritables.
Pouvez-vous développer davantage pour nos lecteurs ?
CPE : D’abord, parce que l’aggravation des inégalités et des injustices sociales est primitivement liée à l’organisation hyper-centralisée de l’exercice du pouvoir politique chez nous. Cette organisation est telle que, par exemple, ceux qui décident du sort des populations de l’Est (fonctionnaires, gouverneurs, préfets, sous-préfets, etc.) n’ont pas été choisis par ces populations, et ne leur doivent aucun compte. Toute leur allégeance va donc vers ceux qui les nomment à Yaoundé.
C’est pourquoi nous plaidons depuis toujours, y compris dans le contexte de la crise dite anglophone, pour une restructuration de notre Etat vers une forte régionalisation, dans laquelle les gouvernants détiendraient leur légitimité des gouvernés. Certains l’appellent régionalisation, d’autres fédéralisme, l’essentiel est d’y retrouver les caractéristiques ci-dessus de légitimation démocratique des gouvernants. Et le DP de la Tribune de l’Est connaît bien cette question. Par exemple, il sait qu’il y en a qui décident de la concession des terres agricoles ou minières de l’Est à partir de Yaoundé sans en connaître la topographie, encore moins se soucier de leurs riverains. Ainsi, des questions liées à la production et à la distribution de l’eau qui sont décidées à partir d’une administration centrale embouteillée, alors qu’elles pourraient être ramenées au niveau régional, voire communal, dans le but non seulement d’en accélérer la résolution mais également de démultiplier les opportunités économiques et sociales (emplois, entreprises, création de richesses, etc.) à l’échelle des régions et des communes.
Dans votre dernière publication vous semblez expliquer la dérive économique du Cameroun par la ‘’déliquescence des sociétés publiques qui vivent de subventions chroniques sans perspectives d’autonomie; de fonctionnement moribond de plusieurs entreprises et institutions publiques à l’instar du Conseil économique et social, de la Société nationale d’investissements, la Société nationale d’hydrocarbures, de la Douala stocks exchange, de Camtel, des Agences de régulation des services publics, etc.’’
Est-vous entrain de dire que les entreprises publiques auraient une grande part de responsabilité dans la paupérisation du Cameroun ?
CPE : Oui en effet, les entreprises publiques, à travers leurs médiocres performances, sont effectivement destructrices de valeur et sources d’appauvrissement pour la collectivité. Piètres contribuables, vivant de subventions et aggravant les engagements de l’Etat, les entreprises publiques sont des facteurs d’aggravation des déséquilibres financiers, économiques et sociaux de notre pays, alors que c’est bien les effets contraires qui étaient attendus d’elles.
En revanche, au plan professionnel, l’évaluation des performances économiques et sociales des entreprises – publiques ou privées –, et par ricochet celle de leurs dirigeants, ne se fait pas à partir de leur traitement salarial. Elle se fait à travers des indicateurs de performance neutres et universels connus. Ces indicateurs permettent de mesurer les performances de l’entreprise au plan économique, financier, social, commercial, etc.
Revenons au cas de la CNPS, sous le régime BIYA, cette entreprise a connu trois DG – MM. Pierre Désiré Engo, Louis-Paul Motaze et Alain Olivier Mekulu Mvondo. Comment vous évalueriez leurs performances respectives ?
On peut évaluer leurs gestions respectives à travers les critères neutres sur de multiples plans, par exemple : (i) financier (niveau des réserves – trésorerie – à leurs arrivée et départ ; niveau d’endettement ; qualité des placements ; (ii) économique (valeur ajoutée) ; (iii) social (qualité des services à leurs clients – prestations retraite, soins hospitaliers, etc.) ; (iv) management stratégique (capacité d’innovation ; réalisation des finalités).
Sur la base de cette palette de critères neutres, d’après mes recoupements, M. Mekulu Mvondo est très au-dessus du lot, y compris quand j’élargis le spectre de mon échantillon pour y intégrer d’autres entreprises publiques telles que – CAMTEL, ART, SNI, DSX, CSPH, CNIC, Ports de Douala, Kribi, CRTV. On devrait pouvoir augmenter la taille de cet échantillon avec d’autres entreprises publiques, et arriver à un classement objectif de leur performance économique et sociale.
S’agissant maintenant du traitement salarial, au vu des critères ci-dessus, certains DG ne devraient même pas toucher cinq cent mille francs au regard de leurs médiocres performances, au point de poser la question de leur maintien après dix, voire quinze ou vingt-cinq ans.
Que proposez-vous comme solution ?
Partout, l’impératif de compétitivité s’impose aux entreprises nationales – publiques ou privées – dans un monde ouvert où elles sont confrontées à une rude concurrence extérieure. Dans ce contexte, l’entreprise publique doit opérer une mutation profonde pour sortir d’une logique de rentière administrative et être une entreprise de production, capable de se projeter, d’innover et de participer à la création de valeur dans tous les domaines. En conséquence, face à ces évolutions, je suggère que les pouvoirs publics commettent une étude d’experts sur le rôle, le cadre opératoire et de contrôle des entreprises publiques au Cameroun. L’absence d’évaluation et de contrôle de performance économique et sociale est une grave défaillance de notre modèle de gouvernance des affaires publiques.
Mais qu’est-ce qui pourrait expliquer la démarche du DP de la Tribune de l’Est ?
Tule connaît très bien l’écosystème du Cameroun et je ne voudrais répondre à sa place. Je dirais simplement que le moment présent de la vie politique camerounaise rappelle un drame shakespearien, dans lequel les attaques, les passions et les ambitions se déchaînent graduellement, brutalement et sournoisement…Le péché de Mekulu Mvondo serait probablement de vouloir être performant dans un cirque de fossoyeurs, qui veulent distraire notre vigilance.
Vous êtes un farouche défenseur du système fortement décentralisé. Pour les lecteurs de Cameroun Liberty ce terme est synonyme d’échec. Que pouvez-vous leur dire exactement sa structure et avantages de la décentralisation,concernant la qualité de vie. ?
Je ne suis pas sûr que vous exprimiez bien votre question, ou alors que je vous comprenne bien. Les plus grandes réussites en matière de développement se font dans le cadre de systèmes politiques décentralisés, qu’il s’agisse de fédéralisme, régionalisme, etc. Dans tous les cas, je l’ai expliqué plus haut.
Le document stratégique pour la croissance et l’emploi a donné la priorité aux gros projets d’infrastructures, qui bénéficieront d’importants financement jusqu’en 2020, voyez-vous en ces projets un indicateur pour une forte croissance du Cameroun dans sa dynamique d’émergence ? Surtout que ces projets (énergétique, routes, ponts, etc…) sont des piliers pour le développement industriel
Peut-on conclure que la technostructure gouvernementale que vous décriez puisse être modifiée par une décision politique ?
En 2014 vous avez produit une lettre invitant le gouvernement à résoudre la crise au sein des fédérations de football, est-te vous surpris de la décision de la FIFA de mettre sur pieds un comité de normalisation ?
CPE : Au regard de la controverse qui avait nourri les résultats de la première élection du président de la FECAFOOT en 2015, j’interpellais les autorités sur l’impératif d’un processus électoral qui légitime les dirigeants de cette organisation à la suite de la prorogation que la FIFA avait accordée au Cameroun. La suite ne m’a pas beaucoup surpris.
Dans une Edition du magazine panafricain Jeune Afrique, vous dénonciez la décision pris par le gouvernement camerounais de couper internet dans les régions du nord-ouest et du sud-ouest, vous disiez’’« Il est regrettable qu’une faction de “sécurocrates” ait inspiré une telle approche à la plus haute autorité politique du pays, déplore Penda Ekoka. La plupart de ces jeunes [les startuppers de la Silicon Mountain] ont lancé leur entreprise avec de maigres moyens, souvent aidés par leur famille et leurs amis. Le gouvernement ferait mieux de soutenir leurs efforts plutôt que de les entraver. »
Que répondez-vous à ceux qui disent : La sécurité d’abord ?
CPE : La pauvreté et la précarité sont des facteurs importants de risque en matière d’insécurité. Autrement dit, la sécurité a une dimension économique considérable. Assurer la stabilité et la sécurité d’un pays revient prioritairement à répondre à la demande économique et sociale de ses populations, notamment sa composante «jeunes » qui en forme souvent la majorité. Vous voyez les risques que les jeunes africains sont prêts à prendre, en abandonnant leurs pays pour traverser déserts et mers, dans l’espoir d’améliorer leurs vies. On ne résout pas ce type de problèmes avec la violence armée, il faut y mettre de l’intelligence et du cœur, une fois de plus à travers des structures étatiques plus adaptées.
’’Jeunesse et entrepreneurship, clé de l’émergence du Cameroun’ ’c’est le thème du débat organisé en Février 2016 à l’occasion de la fête nationale de la jeunesse. Parlant de la jeunesse, que doit-elle attendre de l’administration camerounaise ?
CPE : Un environnement des affaires qui leur soit plus favorable pour le développement de leurs initiatives, notamment en matière d’assistance conseil pour la rédaction de leurs business plan, pour la gestion de leurs entreprises (pépinières ou incubateurs), de financements spécialisés (PME de services ; PME industrielles, commerciales ou agricoles) sans exigence de garanties, d’accès aux fonciers, de simplification fiscale et douanière, etc.
En ce qui concerne particulièrement les initiatives directement liées ou connexes aux technologies de l’information, il faut ajouter à ce qui précède la création des technopoles dédiés, incluant des conditions d’accès à internet à haut débit.
Le professeur Pascal Charlemegne Messanga Nyamding a coutume de dire que le président Biya serait un otage au sein de son administration, partagez-vous cet avis ? Vous êtes un de ses conseillers.
CPE : A l’observation, sa crainte me paraît fondée.