Actualités of Friday, 10 August 2018

Source: observers.france24.com

Vidéo d’exécution: de nouvelles preuves qui accablent le BIR

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Une vidéo montrant des hommes en tenue militaire exécuter sommairement une dizaine de personnes allongées au sol circule sur les réseaux sociaux depuis le 7 août. Mais ces images, sur lesquelles notre rédaction enquête depuis la mi-juillet, datent de janvier 2015.

Elles ont été tournées à Achigachia, dans l’Extrême-Nord du Cameroun. D’après les témoignages recueillis, des dizaines de civils ont été tués le même jour dans cette localité par l’armée camerounaise, dans le cadre de ses opérations contre le groupe jihadiste Boko Haram.

La vidéo qui circule sur les réseaux sociaux depuis le 7 août dure 3'54". Mais la rédaction des Observateurs de France 24 s’était procuré une version plus longue de cette vidéo à la mi-juillet, d’une durée de 5'18".

Que montre cette vidéo ?

On voit d’abord plusieurs hommes en treillis militaire, armés, marcher dans la rue. D’autres se trouvent à bord d’un véhicule blanc, qui avance. On aperçoit plusieurs incendies.

Des soldats commentent leur "mission de kamikaze"

L’homme qui filme échange ensuite avec un homme en tenue militaire portant des lunettes de soleil, tandis que des tirs résonnent. Il rit et son interlocuteur lui dit, avec un grand sourire : "La mission s’est bien passée, on a ratissé le village d’Achigachia, qui a été d’abord récupéré par les islamistes de Boko Haram du Nigeria."

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Puis un véhicule blanc lourdement armé passe, ressemblant à celui du début de la vidéo. On aperçoit ensuite un homme de profil avec un keffieh – probablement celui qui filme – tandis que des tirs continuent de résonner.
C’est à partir de 1'23" que l’on retrouve les images qui circulent sur les réseaux sociaux depuis le 7 août : on y voit toujours des hommes en tenue militaire, le même véhicule blanc, des incendies, et on entend des tirs. À partir de 1'41", on aperçoit deux personnes, en tenue civile.

À 2'06", l’homme qui tourne la vidéo l’arrête, avant que celle-ci ne reprenne. Il s’adresse alors à deux hommes en tenue militaire, en riant. L’un d’eux lui dit : "Ça, c’est une mission de kamikaze !"

Des personnes habillées en civil exécutées le long d’un mur

À 2'39", la vidéo est à nouveau coupée, et une autre démarre. On aperçoit un groupe de personnes le long d’un mur. Elles semblent allongées, mais certaines ont le buste relevé. Un homme armé avec un gilet pare-balles s’agite autour d’elles et leur crie dessus.

Puis des tirs résonnent. La caméra s’attarde alors sur les personnes le long du mur : on peut en distinguer une dizaine, toutes en tenue civile. Puis on entend de nombreux tirs et on voit de la fumée au-dessus de ces personnes. La vidéo montre ensuite deux armes pointées en direction des personnes au sol, qui sont criblées de balles. On aperçoit une grosse tache rouge sur le pantalon de l’une d’elles. Un homme hurle à trois reprises : "Attendez !" Beaucoup d’hommes crient et on entend notamment : "Les réfugiés qui arrivent là-bas."

Un homme en tenue militaire tire ensuite à cinq reprises sur les personnes au sol, de façon espacée, visiblement pour achever celles qui ne sont pas encore mortes. Puis on entend : "Viens te mettre devant." Un autre homme avec un casque s’accroupit et tire également en direction des personnes au sol.
À la fin de la vidéo, on aperçoit à nouveau un bout de keffieh, porté par celui qui filme. La situation semble confuse : on entend "on part" et de nombreux cris.

Où ces images ont-elles été tournées ?

Dans la vidéo, l’homme en tenue militaire avec les lunettes de soleil déclare avoir "ratissé le village d’Achigachia" : il s’agit d’une localité située dans la commune de Mozogo, dans le département du Mayo-Tsanaga, dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun. Elle se trouve juste à la frontière avec le Nigeria.

Notre rédaction a montré des captures d’écran de la vidéo de 5'18" à des personnes originaires d’Achigachia ou des environs. Plusieurs d’entre elles ont affirmé reconnaître la localité. Certaines ont également précisé reconnaître le quartier Talla-Massali, situé dans l’est de la ville. Selon elles, on trouve dans ce quartier le bâtiment de "l’ancienne brigade" et une mosquée.

Que s’est-il passé ce jour-là ?

Florent (pseudonyme), une personne présente à Achigachia lorsque ces événements se sont déroulés, raconte :

Les militaires avaient averti qu’ils ne voulaient voir personne dans le village, donc presque tout le monde avait fui, sauf les vieux qui n’arrivaient pas à marcher. Moi-même, j’étais parti vers Mozogo. Les vieux ont ensuite été tués par les militaires, selon des habitants. Les militaires ont également incendié le quartier de Talla-Massali, toujours le même jour. Le lendemain, je suis revenu au village, comme d’autres habitants. Certains ont alors enterré les morts : une trentaine de personnes avaient été abattues. Moi-même, je connais quelqu’un dont le père a été tué.

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Cette personne nous a également indiqué reconnaître un militaire dans la vidéo (celui portant des lunettes de soleil) : elle a précisé qu’il se trouvait actuellement à Achigachia. Une autre source nous a dit exactement la même chose.

En outre, notre rédaction a récolté les témoignages de deux personnes dont des proches ont été tués par les militaires camerounais ce jour-là. L’une d’elle raconte :

Mon père, qui était âgé de 85 ans environ, a été tué. Ce sont les villageois qui me l’ont raconté. Les militaires ont envahi le village, incendié les maisons et tué des gens, surtout des vieux. Des habitants les ont vus. Certains, qui avaient fui, sont revenus le lendemain et ils ont vu les cadavres : selon eux, il y en avait 82 ou 83. Ils ont ensuite pu les enterrer.

L’autre personne livre un témoignage similaire :
Les militaires ont fait sortir certaines personnes de leur maison pour les tuer, d’autres ont été amenées devant la mosquée, toujours pour les tuer. Mon propre père a été abattu. D’après un membre de ma famille, 88 personnes ont été tuées.

Notre rédaction a recueilli d’autres témoignages indirects, de personnes ayant échangé avec des habitants d’Achigachia présents lors de ces événements. Toutes indiquent que, selon leurs informations, ce sont des militaires camerounais qui ont tué des civils ce jour-là, majoritairement des personnes âgées, bien que les chiffres varient concernant le nombre de victimes. L’une d’elles a ainsi indiqué avoir entendu parler de l’exécution de "70 chefs de famille d’un coup".

Des armes utilisées par l’armée camerounaise

Contacté par la rédaction des Observateurs de France 24, un expert judiciaire en balistique, souhaitant rester anonyme, a reconnu plusieurs armes dans la vidéo : fusils d’assaut Zastava M21 S, fusils d’assaut de type AK47/AKM, mitrailleuses RPK. Ce sont les premiers qui ont retenu son attention : "Le Cameroun a acheté de grandes quantités de ces fusils d’assaut auprès du fabricant serbe Zastava Arms. Par exemple, le Bataillon d’intervention rapide (BIR) de l’armée camerounaise les utilise, donc on ne peut exclure que d’autres unités militaires les utilisent aussi dans la région".



En juillet, Brian Castner, spécialiste des armes et conseiller pour l’ONG Amnesty International, avait d’ailleurs estimé sur Twitter que le Cameroun était le seul pays africain à avoir acheté des Zastava M21. L’expert judiciaire en balistique a également indiqué que le véhicule visible dans la vidéo était armé d’un poste de tir avec deux canons jumelés ZPU-2 de calibre 14,5x114 mm : "Ces canons sont destinés à un usage antiaérien. Ils sont en dotation dans l’armée régulière du Cameroun."

Selon lui, cette vidéo "n’est en aucun cas une 'fake news' : elle montre des soldats dotés d’équipements individuels convenables, d’uniformes comparables et de porte-chargeurs, voire pour certains de protections balistiques légères. De même, les bruits que font les armes ou encore le sang qui apparaît sur les personnes allongées – révélateur de blessures de nature balistique – témoignent d’un événement réaliste."

Quand ces images ont-elles été tournées ?

Selon Florent (pseudonyme) et les deux personnes dont des proches ont été tués, ces événements se sont déroulés en janvier 2015. Ces deux dernières ont toutefois indiqué deux dates légèrement différentes : 1er janvier pour l’une, 8 janvier pour l’autre.

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Toutes ces informations concordent donc avec celles fournies par l’ONG Amnesty International dans un rapport publié en juillet 2016, dans lequel elle avait déjà évoqué ces événements :

Amnesty International a recueilli des informations concernant d’autres attaques des forces de sécurité contre des civils [...] à Achigachiya [...] où au moins une trentaine de personnes, dont beaucoup étaient âgées, ont été tuées en janvier 2015 lorsque les forces de sécurité tentaient de récupérer les corps de militaires tués par Boko Haram le 28 décembre 2014 [...].

De fait, le 28 décembre 2014, les combattants de Boko Haram étaient parvenus à s’emparer d’un camp militaire et à hisser leur drapeau à Achigachia, où ils avaient commis de nombreuses exactions. L’armée camerounaise avait alors répliqué en utilisant son aviation, une première dans sa lutte contre le groupe jihadiste, ce qui lui avait permis de reprendre le contrôle de la localité.

Que disent les autorités ?

La rédaction des Observateurs de France 24 a contacté le porte-parole de l’armée camerounaise, Didier Badjeck, et le porte-parole du gouvernement, Issa Tchiroma Bakary, le 8 août, en fin de journée.

Le porte-parole de l’armée a assuré que cette vidéo était un "montage". Il a ajouté : "L’armée camerounaise est professionnelle et respecte les droits de l’Homme. Lorsque des exactions sont commises, des sanctions sont prises, puisque nous ne les cautionnons en aucun cas."

Le porte-parole du gouvernement a déclaré : "Je viens de découvrir cette vidéo : il faut faire preuve de prudence, puisque beaucoup de 'fake news' [fausses nouvelles, NDLR] circulent à l’approche de l'élection présidentielle [prévue le 7 octobre, NDLR]. De plus, je n’en ai pas encore parlé avec le Haut-commandement militaire, donc pour l’instant, je rejette en bloc toutes les accusations qui pourraient être faites à notre encontre."

De son côté, Amnesty International a indiqué à notre rédaction : "Cette vidéo devrait constituer un signal d’alarme concernant la gravité de la crise des droits de l’Homme au Cameroun. Il existe un risque réel que le pays plonge dans le chaos si l’armée continue d’agir en totale impunité."

Amnesty International dénonce régulièrement les atteintes aux droits de l’Homme commises par les forces de sécurité camerounaises dans le cadre de la lutte contre Boko Haram, notamment le recours à la torture.