Par Abdirahim Saeed
BBC News Arabe
Selon une enquête commandée par BBC Arabe, 80 % des Tunisiens pensent que la discrimination raciale est un problème dans leur pays - le chiffre le plus élevé de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord. Les Noirs représentant 10 à 15 % de la population tunisienne, il est à craindre que la lutte contre la discrimination raciale soit désormais au point mort après la suspension du Parlement, a confié à la BBC la première femme noire députée du pays.
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Lassad Karim aimait son travail et avait passé 12 ans dans la même entreprise, jusqu'à ce qu'il dise avoir été confronté au racisme de la part d'un nouveau manager.
"Nous étions en train de discuter quand, tout à coup, elle m'a insulté", raconte-t-il à la BBC.
M. Karim accuse la manager d'avoir utilisé un terme couramment utilisé pour rabaisser les personnes noires en tant que domestiques : "ce n'est pas un mot acceptable, c'est blessant".
"J'étais sous le choc. Pourquoi ? De quoi suis-je coupable ? Qu'est-ce que j'ai fait ? J'étais brisé."
Cela a ébranlé son estime de soi, encore aujourd'hui.
"J'aimais sortir et me promener. Maintenant, j'ai perdu la volonté d'aller n'importe où au-delà de ma porte d'entrée", confie-t-il à la BBC.
Une nouvelle législation, appelée Loi 50, a été introduite en 2018, faisant de la Tunisie le premier pays de la région arabe à interdire la discrimination spécifiquement fondée sur la race.
C'était l'aboutissement d'années de campagnes menées par des militants qui se sont sentis renforcés par les manifestations pour la démocratie de 2011, qui ont vu le renversement du président de longue date Zine El-Abidine Ben Ali.
En vertu de la loi 50, les personnes reconnues coupables de propos ou d'actes racistes peuvent être condamnées à une peine de prison pouvant aller jusqu'à trois ans. Les autorités peuvent également imposer une amende maximale de 3 000 dinars (614 875 FCFA).
Jusqu'à présent, elle a réussi à poursuivre certaines personnes coupables de discrimination, notamment dans une affaire dans la ville de Sfax où une femme a été reconnue coupable d'abus racial à l'égard de l'enseignant afro-arabe de sa fille.
Mais ce n'était pas le cas pour M. Karim. Son employeur a nié avoir commis des actes de racisme ou l'avoir licencié et son affaire a été rejetée pour manque de preuves.
M. Karim est l'une des nombreuses personnes noires qui disent être encore victimes de racisme, malgré cette mesure de dissuasion légale relativement nouvelle, comme l'a expliqué le premier député noir du pays.
"Presque tous les jours, je reçois des lettres de citoyens, notamment de personnes noires. Je reçois leurs messages. Je reçois leurs plaintes", indique Jamila Ksiksi.
Elle a déclaré qu'après la suspension du parlement, les législateurs ne peuvent plus soulever dans les canaux du pouvoir la détresse des électeurs souffrant de racisme, ni examiner les efforts du gouvernement pour y faire face.
"Le peuple tunisien n'a pas de voix sans parlement", poursuit-elle.
La crise sociale et économique que traverse la Tunisie s'est aggravée en juillet dernier après que le président Kais Saied a suspendu le parlement et démis le gouvernement.
Le président Saied avait déclaré que sa décision était le seul moyen de réformer le pays et de rompre la paralysie politique de la Tunisie.
Le mois dernier, le président, âgé de 64 ans, a ordonné la tenue d'élections législatives après qu'un référendum sur une nouvelle constitution lui ait accordé de nouveaux pouvoirs étendus.
Selon Mme Ksiksi, le parlement tunisien avait l'habitude de jouer un rôle central dans le contrôle de la mise en œuvre de la législation antiraciste historique, mais cela n'est plus possible.
Elle craint que les affaires de discrimination raciale ne prennent plus de temps à être traitées par les tribunaux en raison de l'agitation politique.
"Il n'y a aucune entité pour aider à faire pression, ou pour demander les raisons de ces retards. La dissolution du parlement est un énorme obstacle pour que les gens obtiennent leurs droits."
Mme Ksiksi s'inquiète également de ce qu'elle considère comme un manque de clarté quant à savoir si la nouvelle constitution protégera la législation sur les droits civils, en particulier la loi 50.
BBC Arabic News a contacté un porte-parole du nouveau gouvernement nommé par le président Kais, mais n'a reçu aucune réponse pour l'instant.
Cependant, un homme politique tunisien de premier plan et un allié du président a nié que la lutte contre le racisme ait été détournée par les récents événements.
"Le travail du système judiciaire ne s'est jamais arrêté. Ils continuent à appliquer la loi 50", affirme Amal Hamrouni, du parti El-Tayyar El-Chaabi.
Quant au contrôle du travail du gouvernement, Mme Hamrouni a déclaré que le président Kais n'avait d'autre choix que de suspendre le Parlement.
"La chambre législative ne faisait pas son travail. Elle était embourbée dans des luttes internes. Le président a eu raison de la suspendre", dit-elle.
La portée de la loi 50 ne consiste pas seulement à s'attaquer à des événements isolés de racisme, mais aussi à s'attaquer à un héritage de discrimination en Tunisie.
Kamal Atig Zeiri, un chauffeur de taxi, souligne qu'il a été confronté au racisme toute sa vie et qu'il souhaite supprimer le mot "Atig" de son nom de famille en raison de l'histoire de ce mot, le qualifiant d'"embarrassant". Atig signifie "affranchi par".
Ses ancêtres faisaient partie des millions d'Africains noirs vendus comme esclaves dans le monde arabe au fil des siècles. La Tunisie est devenue le premier pays arabe à abolir ce commerce en 1846.
"Cela m'inquiète beaucoup et je n'aurai de cesse de le supprimer de mon nom de famille", explique M. Atig Zeiri à la BBC. "Ce mot m'a causé un problème psychologique", poursuit-il.
En théorie, la loi 50 devrait donner à M. Atig Zeiri la liberté de changer de nom, mais il attend toujours que les tribunaux approuvent sa demande. Sa fille, Lena, a pu changer de nom de famille.