Musique of Tuesday, 16 August 2016

Source: letemps.ch

Blick Bassy en concert le 17 août à Genève

Le musicien et écrivain camerounais Blick Bassy Le musicien et écrivain camerounais Blick Bassy

La voix de Skip James saute dans le vide, elle cabriole, dentelle douloureusement. Il chante le diable qui a pris sa femme, dans la touffeur du Mississippi. Il suffit d’écouter cette voix, capturée en 1931 sur un 78 tour de la Paramount aux sillons profonds, pour revivre presque exactement ce qu’a vécu Blick Bassy dans le Nord-Pas-de-Calais de son exil. Il fait froid, son chauffage est tombé en panne. Il saisit son banjo. Tout part de là, d’un hommage qui n’est pas relecture, d’un Africain qui écoute Skip James et plonge en lui-même.

Ainsi est né l’album Akö, l’une des plus belles choses arrivées en 2015, le vertige atlantique, d’un champ à l’autre. Du manioc au coton, et retour. Blick Bassy a 42 ans. Sa voix, elle, est beaucoup plus ancienne ou bien plus jeune. Elle est à cheval entre deux terres, entre deux temps.

Quand on l’appelle, on sort de la lecture de son premier roman, Le Moabi Cinéma, publié par Gallimard. Blick Bassy a la voix de ses héros, cinq garçons de la ville, qui se prennent de haut, se piétinent au football, tueraient père, mère et anges pour un regard de la fille du pasteur, boivent des bières bien frappées donc presque solides et ne voient le monde qu’à travers le filtre de ceux qui reviennent provisoirement du Nord. Les mbenguistes. Ceux qui sont partis.

Le Cameroun que Bassy décrit est une terre qu’on fuit si on ne veut s’y enterrer. Même si les arbres y sont enchantés. Même si les filles y hantent les bordures des terrains improvisés. Même si Google +, le génie de la bande, a fait le choix de s’installer sur une chaise à un carrefour et distiller sur demande son savoir plutôt que de quémander un visa.

Esprits mélomanes

Blick Bassy n’avait pas cette obsession du départ. « Après mon bac, on m’a proposé trois bourses d’études pour partir à l’étranger. Mes parents étaient hyper fiers. Le succès se jauge chez moi à notre capacité à s’en aller. J’ai refusé. J’étais déjà tombé en musique. J’avais envie de mener mon orchestre. » La réaction des siens ne se fait pas attendre. Son père pasteur en appelle à un prêtre exorciste pour débarrasser Blick des esprits mélomanes. Un musicien est un vaurien, une plaie. A quoi bon porter une guitare quand on pourrait nouer une cravate et tenir un stylo? Bassy s’obstine: « En fait, ma passion était née dans l’église que mon père, par ailleurs commissaire, avait construite. Nous étions 16 ou 17 enfants dans la famille. Nous formions une chorale, nous chantions les musiques protestantes. » L’enfant a quelque chose dans le gosier dont il ne peut se débarrasser.



Même quand son père l’envoie au village, chez un oncle si sévère qu’il peut d’un seul regard retendre les cordes d’une guitare, Blick Bassy en profite surtout pour croiser la route d’un vieux troubadour, une silhouette qui joue. « J’ai compris que la guitare avait un pouvoir magique parce que je lisais enfin de la paix sur le visage de mon oncle dès que le vieux chantait. »

Quand, après deux orchestres, plein de bières, quelques amours, Blick se décide à s’installer en France, il mêle dans son esprit nomade l’émotion que suscitaient en lui le chanteur du Cameroun rural et les histoires de Skip James. « Je m’identifie à ces parcours, ces marginalités, le lien impalpable entre le sud des Etats-Unis et les provinces de mon enfance. » Enfant de Yaoundé, de la vitesse et de la bagarre, Blick Bassy taille son imaginaire sur des pistes intérieures, des campagnes enfouies. Il ne chante pas le bitume, mais la terre retournée.

L’écueil et le serpent

« Dans le village où j’ai grandi une partie de mon enfance, il n’y a rien du tout. On vit à la lampe-tempête. Chaque jour ressemble à l’autre. On passait nos vacances à cultiver la plantain, les filles l’arachide. On ne pouvait quitter le champ avant d’avoir fini notre parcelle. » Son oncle lui parle du lien triangulaire qui unit l’oiseau qui chante lorsqu’un serpent passe en dessous de lui et qui annonce à l’homme la menace qui rampe. Un jour, il se fait piquer par un scorpion. Un guérisseur lui concocte un cataplasme d’herbes. Blick l’interroge: « Comment savez-vous quelles plantes il faut apposer? » « Le problème avec ta génération, c’est qu’elle a perdu le sens de l’observation. Mon arrière-grand-père avait un jour assisté à un combat entre un écureuil et un serpent. A chaque fois qu’il se faisait mordre, l’écureuil se jetait sur un arbuste et revenait se battre. Ce n’était pas de la mauvaise herbe. C’était un médicament. »



Blick Bassy a essayé de vivre à Paris. Il a dormi au début dans des cages d’escalier, il a joué au chapeau. On lui propose une retraite périphérique, un lieu où personne ne lui ferait la gueule, un studio où il pourrait jouer des nuits entières. Le Nord-Pas-de-Calais l’attend. C’est là qu’il a sculpté ce disque. Ce disque de retour au pays natal, en langue bassa. Happé par un violoncelle, mais plus encore pas un trombone. « Il me rappelle la sirène du train quand il arrivait dans mon village. C’était le seul événement de la journée. Des gens s’habillaient dans l’espoir de voir l’un des leurs descendre du train. Les jeunes venaient vendre des choses avec leur plateau sur la tête. Des larmes de joie. Des larmes de séparation. » Le trombone hurle dans Kiki, ce blues cosmique dont les errances semblent perpétuelles.

Aujourd’hui, Blick Bassy est un mbenguiste à son tour. Quand il revient au Cameroun, on le regarde comme le parvenu. « J’essaie de dire les choses. De casser cette logique de la fuite obligatoire. J’essaie de leur dire que, avec les nouvelles technologies, la jeune génération n’est plus forcée de partir. » Ils lui répondent peut-être avec un petit sourire entendu. Mais Blick continue. Le miracle de sa voix fêlée, de cette musique qui doit à trois continents au moins, c’est que ses racines semblent suspendues, elles boivent à toutes les sources. Quand on écoute Akö, on a le sentiment d’entendre un bluesman ailé. Les plus longs voyages sont ceux qu’on ne se résout jamais à entreprendre.