La cherté des bêtes, le manque de financement des bouchers, l’abandon de l’activité par des éleveurs dans l’Adamaoua pour insécurité sont des raisons évoquées par les acteurs de la filière. Enquête
C’est le jour du grand marché. Les camions arrivent les uns après les autres au marché à bétail d’Etoudi ce 16 janvier. 28 au total étaient déjà enregistrés au moment où nous quittions les lieux à 14h passés d’une trentaine de minutes. Les bœufs identifiés sont déchargés sur l’espace réservé à cet effet. Entre les animaux, les hommes discutent en petits groupes. Rapprochés, nous comprenons qu’il s’agit des éleveurs, des commerçants et des bouchers. Les uns s’accordent sur les prix d’achat. D’autres cherchent à obtenir des bêtes à crédit. Jérémie est en débat avec un commerçant venu de l’Adamaoua qui a requis l’anonymat. Le boucher négocie pour obtenir de la marchandise. « On se connait depuis de nombreuses années. Lorsque je n’ai pas le montant suffisant, il peut m’en donner. Si je ne trouve pas aujourd’hui, je reviendrai demain », confie Jérémie. Le boucher nous apprend qu’il abat deux bœufs par jour en moyenne 10 par semaine qu’il commercialise au marché Nsam à Yaoundé.
Pour lui, les prix des bœufs sont élevés. C’est ce qui justifie la hausse du prix de la viande de bœuf dans les marchés. Cet aliment très prisé des ménages est de plus en plus rare dans les menus. Il faut débourser 2500 Fcfa pour un kilogramme avec os et 3000 Fcfa pour celle sans os. Ce qui n’est pas à la portée de tous. « Je prépare la viande de bœuf deux fois par mois parce que j’estime que l’organisme en a besoin. Avec le kilogramme à 3000, je suis obligée de prendre un demi-kilo avec os et un autre sans os. Autrefois, on avait droit à 2 ou 3 menus à base de viande de bœuf par semaine », regrette Odile, une ménagère.
Au marché à bétail, tous s’accordent sur la quantité suffisante de bêtes. « Il n y a pas pénurie de bœufs. On reçoit environ 5000 bœufs par semaine ici. Avec la Can, les animaux ne peuvent pas être conduits au pâturage. On a du mal à les contenir », fait savoir le Dr Chetima, technicien vétérinaire du centre zootechnique d’Etoudi. Haman Mamadou délégué régional de l’Association nationale des commerçants à bétail du Cameroun(Ancbc) est de cet avis. « Je tiens des registres de toutes les entrées des camions. Au mois de décembre, nous avons atteint 128 camions en une semaine, à raison de 30 bêtes en moyenne. En ce début d’année, nous avons eu 106 camions en une semaine », relève-t-il. Une correspondance du ministre d’Etat, secrétaire général de la présidence de la République circulant abondamment sur les réseaux sociaux relève pourtant l’insuffisance de l’offre nationale.
S’il y a abondance des bœufs, qu’est ce qui justifie la hausse du prix de la viande de bœuf sur le marché ?
Abandon de l’élevage
Le marché du bétail du Cameroun est dépendant de l’extérieur. Le ministre d’Etat, secrétaire général à la présidence de la République l’a fait savoir dans sa correspondance. Gnambi Mominou, président national du syndicat national des bouchers du Cameroun(Synbocam) parle d’une dépendance à 90%. Les bêtes présentes sur le marché camerounais proviennent en grande partie du Tchad et du Soudan. « Lorsqu’on parle de bœufs en provenance de l’Extrême-Nord (Kousséri), ils viennent en réalité du Tchad », informe un commerçant. Le bassin d’élevage au Cameroun est la région de l’Adamaoua. Avec l’arrivée de Boko Haram et le phénomène des coupeurs de route, certains éleveurs de cette partie du pays ont abandonné l’activité. « Les bergers sont enlevés dans la brousse contre de fortes rançons. Les éleveurs sont obligés parfois de liquider leurs troupeaux et libérer les leurs à hauteur de millions. Ils font faillite. Après cela, ils abandonnent l’élevage et se lancent dans d’autres activités », témoigne un commerçant de cette région venu vendre au marché à bétail. Dr Chetima rassure que des actions sont menées par l’Etat pour sécuriser certaines zones et éradiquer ce phénomène.
La cherté des bêtes
Rencontré au marché d’Elig Edzoa, le vendredi 14 janvier dernier, Hamadou vend le kilogramme de viande sans os à 2800 Fcfa. Le client débourse 2500 Fcfa pour celui avec os. Le boucher soutient que les prix sont fixés en fonction du prix d’achat de la bête et de son nombre de kilogrammes. « On ne vend pas pour perdre. Lorsque le bœuf coûte cher, nous augmentons les prix pour entrer dans nos dépenses. Lorsqu’on achète moins cher, le prix sur le marché le reflète », souligne-t-il. Un argument que corrobore Jérémie, un autre boucher. Hamadou ajoute que les commerçants du Tchad créent la pénurie. Selon lui, ils font entrer une partie des bêtes et la demande devient supérieure à l’offre et les prix flambent. Haman Mamadou, le délégué régional de l’Association nationale des commerçants à bétail du Cameroun(Ancbc) réfute cette raison. Il pense que les bouchers entrent dans leurs dépenses et n’ont aucune raison de pratiquer d’autres prix que ceux homologués par la tutelle à savoir 2300 et 2800 Fcfa. « Les bouchers ne doivent pas se plaindre ni augmenter les prix sur le marché. Ils livrent aux revendeurs au prix de 2000 Fcfa. Si les bêtes coûtent aussi cher pourquoi vendent-ils à ce prix ? »
Le manque de financement des bouchers est évoqué comme principale raison par les différents acteurs de la filière. « Les bouchers n’ont pas de capital. Ils vivent à crédit. Ils viennent prendre les bêtes auprès des commerçants, ils livrent à ceux qui font le soya, aux femmes qui préparent et autres. En fin de journée, ils doivent collecter l’argent et remettre aux bergers pour avoir à nouveau des bœufs. L’Etat doit subventionner ce secteur », estime le Dr Chetima. Le délégué de l’Ancbc pense que si le boucher s’autofinance la filière toute entière se portera bien. Le président national du Synbocam préconise une banque des bouchers où ils pourront obtenir des crédits pour acheter à la source. La banque pourrait être une voie de sortie mais Jérémie, boucher, émet des réserves notamment avec la caution sollicitée.
Jeanne A. « De la viande une fois tous les deux mois » : C’est une solution trouvée par la femme au foyer.
Morue fumée, à la rigueur du Bifaga et des crevettes, sont les aliments dont se sert Jeanne A pour agrémenter le goût de ses ragoûts. La raison de la femme au foyer: le prix de la viande de bœuf et même du poisson frais est en hausse depuis le mois d’août 2021 sur le marché. « Le boucher qui me vendait la viande de bœuf à bon prix au marché Acacia se défend en disant que la viande a augmenté à l’abattoir. Et qu’ils déboursent de l’argent pour les frais de transport et les tickets au marché. C’est la raison pour laquelle ils ont augmenté les prix de la viande de bœuf».
La mère de cinq enfants dit ne pas pouvoir s’en sortir avec cette nouvelle grille de prix. « Le Kilo de viande sans os au marché Acacias vaut 3000 Fcfa. Si je dois acheter de la viande, il me faut prévoir 6000 Fcfa, puisque nous sommes nombreux et je cuisine généralement un repas pour deux jours. Or, mon mari me donne 3000 tous les deux jours pour notre ration alimentaire. Vous voyez déjà que mon argent est insuffisant. Il faut en plus d’acheter la viande, se procurer les condiments et le complément pour un menu complet », explique-t-elle. Quant à ses enfants qui raffolent de la viande, Jeanne A, affirme avoir trouvé une astuce : « J’épargne un peu d’argent et je choisi un dimanche sur deux mois pour leur faire la viande hachée. C’est ainsi que je parviens à satisfaire leur désir ». Pour le reste, la femme au foyer, cuisine constamment les mets traditionnels tels que le « pkwem » (feuilles de manioc), l’ « Okok », la pâte d’arachide à la façon des « betis ». « Ces menus sont beaucoup plus consistants et ne nécessitent pas la viande », affirme-t-elle.
Qu’est-ce qui remplace la viande de bœuf dans vos menus ?
« J’élève mes poulets » Flore, commerçante
Depuis l’année dernière, je passe les commandes de poussins. Je les élève et quelques semaines plus tard, ils sont gros. Le but est de nourrir ma famille. Le kilogramme de viande est cher et la quantité est petite, du coup je m’en prive pour l’instant. A la place du bœuf, je cuisine du poulet lorsque nous voulons manger la viande. Nous mangerons encore la viande de bœuf lorsque le prix du kilogramme sera revu à la baisse. En décembre j’ai voulu acheter cinq kilogramme de viande pour le menu de la fête de Noël ici au marché Mendong, c’était tellement cher que j’ai dû me rabattre sur la viande de porc.
« Remplacée par le haricot » : Nadine, étudiante
Il n’y a pas que la viande de bœuf qui est chère. Toutes les denrées alimentaires de première nécessité coûtent chères sur le marché. Le prix du poisson laisse pantois. En un mois, je peux préparer la viande une seule fois parce que je nourris une famille assez nombreuse et je n’ai pas beaucoup de moyens pour acheter de la viande. Avec cette hausse je me suis rabattue sur le haricot. Si je ne me trompe pas le haricot et la viande sont tous deux riches en protéines ; par conséquent, on va essayer de combler le vide ainsi en attendant que les prix reviennent à la normale.
« J’utilise les légumes » Francia
C’est vrai que la viande de bœuf est chère sur le marché mais, son prix est abordable par rapport à celui du porc et du poulet. En fonction de mes menus, j’utilise désormais le poisson frais ou sec, comme la morue ou alors la viande de brousse. Quand ceux-ci aussi sont couteux, je me rabats sur des menus tels que, le haricot, les légumes, le « Ekwang » qui ne nécessite pas de viande ou de poisson