Infos Business of Saturday, 5 October 2024

Source: Emmanuel NKUNKÉ NGOUABA

Cameroun : les causes des départs massifs des enseignants à l’étranger

Quelques mesures urgentes pour stopper la saignée. Quelques mesures urgentes pour stopper la saignée.

Par communiqué n° 104/23/MINESEC/SG/DRH du 23/10/2023, la Ministre des Enseignements Secondaires, NALOVA LYONGA, invitait certains personnels (1571) , " déclarés en position d'abandon de leur poste de travail et signalés hors du pays" , à bien vouloir se présenter dans son département ministériel pour justifier leur position administrative. Dans ledit communiqué, la Ministre nommait clairement les pays occidentaux où se trouveraient les agents incriminés : le Canada, la France, l'Allemagne, les États-Unis et l'Afrique du Sud. S'il faut reconnaître, d'après nos investigations, que tous les enseignants convoqués par la Ministre n'étaient pas en position d'absence irrégulière, une chose est incontestable : plusieurs enseignants incriminés par Mme NALOVA LYONGA étaient effectivement hors du Cameroun. D'ailleurs, les citoyens camerounais n'ont pas besoin d'un communiqué officiel ni d'une étude scientifique pour constater que leurs proches ou connaissances quittent le pays, presque chaque semaine, pour l'étranger et notamment le Canada ; ceux qui partent se recrutent non seulement dans le corps des enseignants, mais aussi dans les autres corps de métiers ( personnels de santé, ingénieurs, etc). Sont également concernés les travailleurs du secteur privé. Au cours du mois de septembre 2024, le patronat camerounais s'est montré particulièrement préoccupé par la situation , en évoquant l'impact du phénomène des départs massifs des travailleurs qualifiés sur l'économie nationale .

Malheureusement, aucun rapport officiel ne donne l'ampleur réel du phénomène ; aucun débat national n'est ouvert sur la question. La présente analyse, nous offre l'occasion d'apporter notre petite contribution à la réflexion, par le rappel de quelques statistiques (1), la recherche des causes éventuelles ( 2) et la proposition de solutions susceptibles de réduire ou limiter la saignée ( 3).

I. QUELQUES STATISTIQUES

Selon l'institut de la statistique du Québec, le Cameroun avec 14.135 immigrants, occupe le 3e rang après la France ( 33.011) et la Chine ( 21.274), entre 2019 et 2023. En 2023, le Cameroun compte 6.239 immigrants et vient en 2e position après la France ( 6847). Par ailleurs, le Cameroun, avec 2530 résidents permanents, est en 2022 le premier pays dans le classement des " pays de citoyenneté des résidents permanents d'expression française au Canada, hors Québec ", devant le Maroc ( 2420) , l'Algérie ( 2030), la France ( 1690). Notre pays conserve sa position en 2023 avec 4265 résidents permanents , très loin devant le Maroc ( 2890), l'Algérie ( 2240), la France ( 2190).

S'agissant particulièrement des enseignants, Vincent Sosthène Fouda (31 décembre 2023), chercheur et homme politique , affirme que le Canada a accueilli 35.000 enseignants, de la maternelle à l'université, seulement au cours de l'année 2023. Selon lui, "une telle saignée doit nous questionner, doit questionner les pouvoirs publics. Quand on a formé des fonctionnaires et que ceux-ci partent sans avoir rendu à la Patrie ce qu'ils lui doivent. "

La même inquiétude est soulevée par le patronat camerounais qui constate que près de 6000 camerounais ont immigré au Canada de janvier à avril 2024. Une situation d'autant plus préoccupante qu'elle concerne les travailleurs qualifiés dont le départ vers l'occident prive le pays en général, et l'économie en particulier, de précieuses ressources humaines.

Pour bien comprendre l'impact causé par le départ massif des enseignants, rappelons que la formation d'un professeur de lycées au Cameroun dure au moins 18 ans (6 ans au primaire, 7 au secondaire et 5 dans l'enseignement supérieur). Selon mes observations, la plupart des professeurs de lycées qui s'expatrient sont des jeunes, âgés entre 26 et 34 ans, ayant une ancienneté comprise entre 5 et 10 ans.

Il s'agit des enseignants qui perçoivent déjà leurs salaires , ont acquis une certaine maturité professionnelle et rêvent d'un lendemain meilleur. Parce que c'est précisément à cette étape de vie professionnelle que l'on commence à se poser des questions sur son statut, son avenir professionnel, son devenir au plan social.

Au lieu de mener une réflexion rigoureuse sur la question des départs massifs des professeurs de lycées vers l'étranger ou vers d'autres administrations, au lieu de mener une étude sérieuse sur le phénomène d'absentéisme, les responsables du ministère des enseignements secondaires ont plutôt choisi la voie de la répression. En janvier 2024, par communiqué no 03/24/CR/ MINESEC/SG/ DRH du 17/01/ 2024, la Ministre des Enseignements Secondaires, une fois de plus, signalait l'absence de 2326 personnels en service dans son département ministériel. Et la Ministre annonçait " des mesures conservatoires de suspension de solde ", prises dès le mois de janvier, " à l'encontre de ces personnels qui, ayant été signalés absents à leur poste de travail, se sont soustraits aux justifications de leurs positions respectives." Il est évident que les 2326 agents n'étaient pas tous partis au Canada. Certains enseignants figuraient dans cette liste par simple erreur du fait d'un système approximatif de gestion des ressources humaines. D'autres étaient simplement victimes du zèle de certains chefs d'établissement. Sans oublier ceux qui étaient bien en activité dans d'autres administrations.

Dans tous les cas, il faut reconnaître qu'il y a un grand malaise au sein du coprs enseignant, depuis plusieurs décennies.
Malgré les revendications, les supplications et les lamentations des enseignants du secondaire, maintes fois exprimées par les syndicats de la première heure, depuis les années 1994-2000, lesquelles ont été reprises par les nouvelles générations ( Enseignants Indignés, OTS1 , OTS2...) , force est de constater que les réponses apportées par le gouvernement , bien que louables ( au vu des multiples crises que traverse le pays), restent insuffisantes et incapables de freiner l'élan de ceux qui veulent partir.

Tant que nous ne trouverons pas de réponses idoines aux problèmes fondamentaux notamment celui de la révision du statut des enseignants , beaucoup de professeurs de lycée seront tentés d'aller voir ailleurs; d'autres, restés au pays, peut-être faute de moyens, auront difficilement le cœur à l'ouvrage. Et les dégâts seront considérables tant pour la société que pour les élèves.

II. CAUSES DES DÉPARTS MASSIFS DES ENSEIGNANTS VERS L'ÉTRANGER

1) Les frustrations des enseignants du secondaire commencent dès leur entrée en formation ( absence de bourses accordées aux normaliens à l'instar de ce qui se fait à l'Enam, à l'Emia ou à l'Ecole de police). Sans une bourse indiciaire, il est difficile pour l'élève-professeur de se documenter, s'alimenter convenablement, s'habiller décemment.

2) Le calvaire des enseignants se poursuit dès la sortie de l'école de formation. Une fois affecté, l'enseignant en cours d'intégration doit se conformer à une longue procédure inutile et subir le martyr pour percevoir son premier salaire ; il est souvent condamné à la mendicité, en attendant ce salaire dérisoire. La conséquence directe de ces dysfonctionnements est la tentation de vouloir partir quelques années après la perception du rappel de la solde.

Certes, les pouvoirs publics( Minfopra) ont mis sur pied un nouveau dispositif de traitement des dossiers d'intégration des normaliens. Mais , la question de la bourse indiciaire dans les écoles normales supérieures n'est toujours pas à l'ordre du jour.

3) Le traitement salarial constitue le principal facteur de découragement chez les enseignants, ce qui amène plusieurs à regarder ailleurs. ...voici quelques indicateurs mesurables que nous pouvons relever : la modicité des primes, l'absence de frais de mission, le paiement (tardif) en monnaie de singe des frais d'examen et surtout le plafonnement indiciaire à 1140 ( au lieu de 1400 souhaité). De nombreux enseignants travaillent sans aucun avancement entre 50 et 60 ans, avant leur départ à la retraite. Une autre frustration qu'il faudra corriger.

4) Les conditions de travail constituent un autre élément de démotivation chez les enseignants du secondaire ( affectation dans les zones enclavées, sans primes de risques, primes de transport, logements sociaux, véhicules de fonction pour les chefs d'établissement ou les Délégués exerçant dans les zones d'accès difficile...)

5) La gestion des carrières au ministère des enseignements secondaires , constitue à mon avis, l'une des causes profondes du malaise et du mal-être des enseignants.

Quel discours pouvons-nous tenir à un jeune enseignant de 10 ans d'ancienneté qui voit son enseignant de l'époque être traité sans égards particuliers ? Ce jeune enseignant s'imagine déjà que dans 10 ou 15 ans, il pourrait subir le même sort. Comment expliquer à un jeune enseignant qu'on peut être promu proviseur d'un grand lycée , inspecteur national et même inspecteur général n'ayant dans son parcours professionnel aucune publication, aucun fait d'armes qui distingue le promu ?

III.
QUELQUES PISTES DE SOLUTIONS

1) Instituer la bourse indiciaire pour les élèves professeurs des écoles normales supérieures, pour rendre la profession plus attractive et faciliter les procédures d'intégration des jeunes enseignants ;

2) accorder un statut spécial à l'ENS de Yaoundé où la sortie des élèves professeurs sera présidée par le Président de la République ;

3) Réviser le statut particulier des enseignants à travers...
- le reéchelonnement indiciaire ( indice 1400 au lieu de 1140);
- la revalorisation des primes existantes ;
- l'octroi de nouvelles primes ( risques, transport, santé);
- une gestion moins opaque des carrières et des nominations, en prenant en compte les publications, les prix, les distinctions honorifiques;
- prévoir des concours pour l'accès aux postes d'inspecteurs et de chefs d'établissements;
- Instituer la retraite à 65 ans;
- décentraliser la signature des actes d'avancement ( par les Gouverneurs de Région) et rendre automatique la prise en charge financière.

Rédigé le 5 octobre 2024.
Par Emmanuel NKUNKÉ NGOUABA
PLEG H/E
Officier des Palmes Académiques (1ère promotion)