Profession : trafiquant
En apparence, le quartier de la briqueterie à Yaoundé rappelle à ses habitants – commerçants pour la plupart – leurs origines nordistes. De part et d’autres des ruelles, les bicoques de planches et les échoppes de bric et de broc se font concurrence. Les émanations de carburant se mêlent aux effluves des brochettes de foie. Le concert de klaxon s’interrompt au rythme des appels à la prière; le soleil est aveuglant; la chaleur, accablante.
Dans une petite boutique de quatre mètres carrés, un artisan tapissier de Garoua – Herman – troque de l’ivoire en échange de quelques billets de banque. “Ça fait un moment que je n’avais pas vu de blanc, indique le vieil homme – 60 ans, compte-t-il. Tous mes clients sont des bridés maintenant.”
En contrebas, son comptoir dissimule une trouée. Elle débouche sur une petite fabrique, discrète mais bien équipée : étau d’établi, four électrique, lingotière, fraises, graveurs.
À l’abri des regards, il taille le bois, modèle le fer et l’aluminium, orne d’or, grave et serti des bijoux. “L’ivoire, c’est dangereux, je ne le fais pas ici mais au quartier.” En l’occurrence, à Mvog Mbi.
- « Je me charge rarement de la livraison », poursuit le commerçant. D'habitude, les Chinois viennent, payent et partent avec la marchandise. Ils restent pas longtemps. Ils disent jamais rien, ils aiment quand ça va vite. Ils sont très méfiants. Puis, ils utilisent leur propre circuit avec leur société là. »
- « Les entreprises d'import/export? »
- « Oui, c'est ça. Mais pour vous, je peux assurer le transport jusque Paris ».
Son prix, hors frais « d'exportation » ? 300000 FCFA le kilo, soit 450 euros (contre 50000 FCFA à Moloundou, soit 72 euros). Sa garantie? « Les pilotes », d'Air France, notamment.
La Libre commande dix statuettes et une rampe d'escalier pour un hôtel bruxellois ainsi que que douze pointes d'ivoire pour un client nigérian. « Ça prendra du temps (trois semaines, NdlR.) car ce n'est plus aussi facile qu'avant », reprend le commerçant, qui tiendra promesse. Il présentera plusieurs « échantillons » - des figurines en l’occurrence.
A quelques pas, au marché central, près du collège Tsinga, se vendent – et se présentent - encore des boucles d'oreille en ivoire. Mais la méfiance des artisans à l'égard des « blancs », journalistes ou représentants d'ONG pour la plupart, s'est renforcée.
La briqueterie, en immersion
Dans le quartier de la Briqueterie, à Yaoundé, la capitale. C'est dans ce quartier, celui des populations originaires du Nord, que l'on trouve facilement de l'ivoire… dans les boutiques et les marchés.
… Entre les tapisseries et les bijoux…
On y mange également des brochettes de bœuf et de foie, dans des petites gargotes, sur le bord des trottoirs.
De l'ivoire contre des armes
Situé dans la province de l'Extrême-Nord, à seulement 12 kilomètres de la frontière nigériane, le parc national de Waza est particulièrement exposé au braconnage pratiqués par les bandes armées. Réserve de biosphère reconnue par l'Unesco depuis 1979, Waza jouissait d'une faune naturelle, exceptionnellement riche et constituait l'un des principaux atouts touristiques du Cameroun.
En raison de la progression de boko haram, le parc est désormais « enclavé par la secte qui y réalise de multiples incursions », reconnaît André Ndjidda, le conservateur du parc. « Boko haram vivait principalement des kidnappings et des rançons. A présent, il n'en a plus la possibilité. L'ivoire est donc devenu une nouvelle source de revenus. »
En Somalie, al-shabaab (groupe terroriste islamiste d'idéologie salafiste) rémunère ses recrues et se procure des armes grâce au trafic d'ivoire. En République Centrafricaine (RCA), l'ex-seleka (forces rebelles opposés au président François Bozizé) a abattu une vingtaine d'éléphants en mai 2013. Au Sud-Soudan, durant la guerre civile, le braconnage a permis de fournir des armes, de nourrir les rebelles ainsi que l'armée régulière. La situation en Ouganda et en RDC est assez similaire.
En 2015, plusieurs lions ont été abattus par les terroristes qui attribuent à l'animal des vertus d'invulnérabilité. « La chaire et les organes du félidé sont consommés au cours de pratiques mystico-religieuses », poursuit le conservateur. « Toutes les informations relatives au mode opératoire de boko haram sont donc devenues hautement confidentielles. » Il est par ailleurs impossible de se rendre dans l'Extrême-Nord dont les accès sont verrouillés par le Bataillon d'intervention rapide (le Bir, les forces spéciales camerounaises).
Des chefs locaux camerounais contribuent également à l'effort de guerre auprès des membres de boko haram. Production d'armes et de matériel, reconstruction des infrastructures, remplacement des hommes mobilisés, procuration de faux documents d'identité, soins médicaux... « Cette contribution forcée ou complice peut évidemment prend aussi la forme d'ivoire issu du braconnage local », poursuit le colonel.
Une histoire de connivance
« Nous savons que la secte se rend très souvent dans le parc, poursuit le conservateur de Waza. Nous y réalisons encore des patrouilles mais les éléphants se déplacent en fonction des saisons. Nous savons également qu'il existe des convertis camerounais qui habitent plusieurs villages autour du parc. L'un d'entre eux est notamment réputé pour pratiquer le braconnage de pachydermes. Ils appartiennent à l’ethnie des Kanouris et entretiennent des liens familiaux avec la ville de Ndiguina et l'état de Borno, le fief de boko haram. »
Selon le Bir, la quantité d'ivoire braconnée par le mouvement terroriste au Cameroun est encore limitée mais la région est traversée par d'autres groupes armés, reliés à la secte terroriste et dont le braconnage est devenu la spécialité. « On sait désormais que dans la zone sahélienne, boko haram entretient des liens plus ou moins étroits avec al-shabaab et les janjawid. Ces derniers ne traversent pas la région sans payer un tribut, en ivoire notamment, aux combattants de boko haram. »
Or des cavaliers janjawid (responsables de nombreux massacres, viols et déportations au Darfour) ont massacré 300 éléphants dans le parc national de Bouba Ndjija au Cameroun grâce à des fusils d'assaut de type AK47 en 2013. Ils font passer entre une et trois tonnes d'ivoire par le Sud de la Somalie chaque mois.
Selon plusieurs médias, Al-shabaab financerait jusqu'à 40% de ses activités grave à l'ivoire et gagnerait entre 200 et 600000 dollars par mois grâce au braconnage d'éléphants. Une affirmation que relativise toutefois think thank Royal United Services Institute for Defence and Security Studies (RUSI) dans un rapport.
L'armée et les forces spéciales, impliquées
Contraints de s'affronter de longues périodes en zone rurale, sur des terrains reculés, voire hostiles, rebelles et armées régulières « mangent la nourriture qu'ils peuvent trouver », indique un agent du ministère des forets et de la faune (MinFof). « L'ivoire, c'est la cerise sur le gâteau. »
« Lors du massacre de Bouba Ndjija par les janjawids, le Bir a saisi pas mal d'ivoire. On n'a revu qu'une partie, poursuit le fonctionnaire. Des photos ont été prises avant que l'ivoire ne soit emmené par les forces spéciales. On pouvait compter 64 pointes. Quand cet ivoire est réapparu, il n'en restait plus que 24. Quand on leur pose la question, elles rétorquent qu'elles n'ont de compte à rendre qu'à la présidence. »
Depuis, le ministère a dissimulé plusieurs massacres commis à Bouba Ndjija. « En mai 2015, les derniers éléphants du parc (une cinquantaine, NdlR.) ont été abattus, confirment plusieurs sources sur le terrain. « Officiellement, il ne s'est rien passé. »
De l'ivoire suspecté d'appartenir à la secte terroriste a été retrouvé à Kano, au Nigéria. Aucun test ADN n'a été réalisé pour identifier la provenance des pointes mais Rolf Dieter Sprung, directeur du WWF Cameroun, nourrit de « fortes suspicions quant à l'implication de boko haram dans le trafic d'ivoire au Cameroun ».
« Par le passé, nous avons réalisé des tests ADN, souligne Eric Kaba Tah, de Laga (ONG spécialisée dans l'application de la loi). Mais le Ministère des forêts et de la faune n'a pas été très coopératif, ce qui a stoppé net le projet. En revanche, on sait que l'ivoire est déjà remonté jusqu'en Egypte et, qu'au temps de Kadhafi, celui-ci arrivait en Libye. Ces routes semblent par ailleurs toujours opérationnelles. »
Il est par ailleurs établi que boko haram utilise le Cameroun comme base arrière. Le groupe opère également dans le parc national de Yankari, dernier refuge pour les éléphants sauvages du Nigeria
Des filières locales, plus insidieuses, alimentent également le Nord du Nigeria
S'il demeure spectaculaire, le braconnage pratiqué par les milices et/ou rebelles islamistes demeure toutefois intermittent et dissimule d'importantes filières transnationales, liées au braconnage de proximité. Complexes et protéiformes, elles impliquent de nombreux intermédiaires et de multiples complicités. Moins médiatisés, ces réseaux n'en sont pas moins répandus. Principalement dominés par des Camerounais, ils expédient et convoient également l'ivoire jusqu'au Nord du Nigeria et boko haram.
Les braconniers, les commanditaires et les multiples entremetteurs ne savent rien – ou presque – du reste du réseau. Ils bénéficient de la connivence de l'armée, de commerçants, de gardes forestiers, de la police, de douaniers, de représentants du système judiciaire et de membres de la classe politique camerounaise. Sous la menace et/ou arrosés de pots-de-vin, certains d'entre eux organisent des expéditions, le transport de l'ivoire, libèrent des détenus ou ferment simplement les yeux.
La filière Est : Moloundou, hub local du trafic d'ivoire
La province de l'Est abrite des parcs et des réserves particulièrement riches (Nki, Boumba Bek, Lobeke). Certains d'entre eux appartiennent à la zone Tridom, un complexe transfrontalier d’environ 150000 km², composé notamment d'une vaste inter zone comprenant des exploitations forestières, minières et agro-industrielles.
L’ensemble est situé à cheval sur les frontières du Cameroun, du Congo et du Gabon. Cette Ecorégion de forêt dense et humide de l’ouest du Bassin du Congo représente une grande partie du milieu tropical sauvage de l’Afrique centrale, la deuxième étendue de forêt tropicale humide du monde.
Au cœur du Tridom, Moloundou constitue un carrefour commercial entre la Centre Afrique, le Congo et le Gabon. Cette agglomération d'environ 15000 habitants, située au Cameroun le long de la frontière congolaise, est particulièrement difficile d'accès. Les 855 kilomètres reliant la capitale (Yaoundé) à l'arrondissement sont en partie bitumés mais au delà de Bertoua, les pistes sont mal entretenues.
« Nous avons très peu d'activités à Moloundou, indique Eric Kaba Tah, de l'ONG Laga. La distance pour atteindre la ville est très longue et si on doit procéder à des arrestations, on doit ramener nous-mêmes les prisonniers jusque Yokadouma pour engager des poursuites. [...] Je ne peux même pas vous dire combien ça coûte de faire venir des prisonniers depuis là-bas car nous ne l'avons jamais fait. » .
L'ONG intervient davantage à l'Ouest de Moloundou (Djoum), qui joue le même rôle de hub local dans la province du Sud du Cameroun. Les défenses d'éléphant provenant de la réserve du Dja et du Gabon y sont stockées avant d'être envoyées à Yaoundé et Douala (via Sangmélima et Mbalmayo).
Une hydre à 50 têtes
L'ivoire issu du Sud et de l'Est du pays - de Djoum et de Moloundou - est principalement destiné au marché domestique et chinois. Toutefois, contrairement à Djoum, l'ivoire stocké à Moloundou n'est pas seulement envoyé à Douala (via Yokadouma et Bertoua) mais au Nord – à Nagoundéré et Garoua (via Meiganga ou l'axe Yoko-Tibati) – ainsi que vers la Centre Afrique, par la route menant à Berberati et Carnot, ou par le fleuve Sangha vers Nola ou Gamboula.
« Une fois que l'ivoire atterrit au Nord du pays, à Ngaoundéré ou Garoua, vers la zone sahélienne, il peut aller n'importe où, y compris au Tchad ou au Nigeria », indique Gilles Etoga. L'axe Moloundou – Yokadouma – Ngaoundéré permet la circulation de nombreux produits de contrebande vers le Sahel. Les différents rapports Etis (le système d'information du commerce de l'éléphant de la Cites) indiquent par ailleurs que le Nigéria et la Cameroun demeurent activement connectés compte tenu des mouvements transfrontaliers entre les deux pays.
La filière nordiste – qui transporte l'ivoire du Sud au Nord de l'Afrique Centrale - utilise principalement le flux commercial pour transporter et dissimuler la marchandise. Ces réseaux sont par ailleurs dominés par des commerçants issus du Nord du pays. L'ivoire transite de briqueterie en briqueterie (nom donné aux quartiers nordistes au sein des différentes villes camerounaise), dans des cargaisons de cacao.
« Ce n'est toutefois pas systématique, indique Eric Kaba Tah, de l'ONG Laga. Les trafiquants sont des opportunistes. Tous les moyens sont bons. Nous avons récemment arrêté un militaire payé par les trafiquants pour acheminer l'ivoire jusque Yaoundé. Or il faut savoir que cette technique est particulièrement prisée car les militaires se laissent rarement fouiller. »
D'autre part, plusieurs gardes de chasse sportive au Nord du pays reconnaissent se faire livrer des munitions illégalement via la Camrail (Transport ferroviaire de passagers et de marchandises). « Nous avons droit à un nombre limité de balles. Comment voulez-vous que je travaille avec ce nombre de munitions? »
Le réseau ferroviaire constitue l'une des principales voies reliant le Nord (Ngaoundéré), en proie aux attaques de boko haram, au Centre du pays (Yaoundé). Les voyageurs ainsi que les marchandises sont par conséquent particulièrement surveillés. Toutefois, ces contrôles ne sont pas systématiques. La société de construction franco-camerounaise DTP Dragage par exemple, n'est pas été soumise aux contrôles d'usage, en gare de Nagoundéré.
- « Oui mais, lui c'est une connaissance », justifie le surveillant.
- « Ah ! Alors, si c'est une connaissance... »