Infos Business of Monday, 3 July 2023

Source: Intégration N°564

Extrême-Nord du Cameroun : visages d’une région ‘économiquement sinistrée’

Avec le recul plus ou moins de Boko Haram, les projets de développement fleurissent peu à peu Avec le recul plus ou moins de Boko Haram, les projets de développement fleurissent peu à peu

C’est une expérience assez enivrante de partir de Maroua pour Bogo en 25 minutes. Depuis août 2021, le trajet long de 35 km a changé d’âme, tant il offre une certaine beauté. Considérée par les riverains comme «la plus belle route au monde», l’infrastructure fait fantasmer les amoureux de la nature et de paysages ouverts.

À écouter sa Majesté Alhadji Bello Mohamadou, c’est un espace neuf, symbolique et technique à la fois. «Avec cette route vraiment réussie, la misère de la région de l’ExtrêmeNord peut désormais être appréhendée comme un concept abstrait», se félicite le lamido de Bogo. Ce 28 mai 2023, on emprunte cette route. Pas pour s’y promener simplement, plutôt pour écouter des récits dégainés à brûle-pourpoint par quelques riverains. «On a longtemps attendu pour avoir cette route bien conçue et bien réalisée», apprécie Moustapha Oumarou, enseignant au lycée de Bogo.

«Il m’a fallu un certain temps avant de me rendre compte que cette route passe effectivement devant ma porte», confie Djamila Abiko, agent de l’État à la retraite. «Grâce à cette route, la vieille rivalité de Bogo avec quelques localités voisines appartient désormais au passé. Aujourd’hui l’économie de Bogo est cinq fois plus forte que celle desdites localités», assure Mahamat Yaya Egrei.

«En quelques temps et grâce à cette route, Bogo est devenu une poche de croissance dans la région de l’Extrême-Nord», ajoute ce cadre en service à la délégation départementale du Minepat du Diamaré. «Avec cette route, il est désormais plus facile pour les paysans d’écouler leurs récoltes sur le marché local et ceux des pays voisins», renseigne Sadou Simplice, le délégué régional de l’Agriculture et du Développement rural pour l’Extrême-Nord.

Retour des projets

De la lecture de ces avis, Marouf Moussa tire une leçon forte d’évidence: «Comme à Bogo, partout dans la région, plusieurs localités s’arrachent peu à peu à l’enclavement et au manque des services de base». D’après le délégué régional du Minepat de l’Extrême-Nord, cela ne se discute pas dans le Diamaré, le Mayo-Sava et le Logone-et-Chari fortement impactés par Boko Haram depuis 2014.

«Suite à la baisse de la barbarie de cette secte dans ces départements, tous les discours, tous les projets, toutes les stratégies du gouvernement sont tournés vers les chantiers de construction des infrastructures. Depuis 2020, nous avons un catalogue des opérations qui ont réussi dans certaines localités et, dans d’autres, nous essayons dans la majeure partie des cas, de répliquer des schémas qui ont fait leurs preuves», atteste Marouf Moussa.

Il tient un exemple: la route Maroua Mora (60 km). «Elle est opérationnelle. Désormais le calvaire des usagers de cette route relève du passé. Un bitume moderne y a été posé et les usagers peuvent désormais circuler en moins d’une heure entre les deux villes. Alors qu’auparavant, il fallait 3h à 4h de temps pour le faire. C’est ce que le gouvernement ambitionne de faire dans d’autres localités», brandit le fonctionnaire.

Entre temps, Hamadou Hamidou, maire de la commune de Maroua 1er, plie les doigts en attendant le démarrage du chantier de construction de 500 logements de type T4 bas standing en plein pied, et 500 autres logements de type T4 moyen standing en immeubles collectifs. Dans la même commune, renseigne l’édile, d’autres projets sont inscrits au tableau des priorités de l’exercice 2023.

«Je pense notamment à la construction et à la réhabilitation d'infrastructures économiques et commerciales, la réhabilitation des voiries, au rechargement et à l’assainissement de certaines routes rurales, à la réhabilitation des écoles primaires et des centres de santé, à la construction des forages ainsi qu’à plusieurs infrastructures socioculturelles telles que la réhabilitation de la chefferie de Salak, la réhabilitation des jardins publics, l’installation de plus de 200 panneaux solaires pour éclairage public», détaille Hamadou Hamidou.

Contraste

Au regard de ce tableau, on peut alors à bon droit parler d’une région prête au développement, après la tempête de Boko Haram. Validant l’idée selon laquelle le développement de la zone est devenu indépendant des aléas sécuritaires, un acteur politique de premier plan, proche du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (Rdpc) estime d’ailleurs que la région «vit un moment magique».

Mais, à contempler ce tableau autrement, tout se passe comme si l’Extrême-Nord n’arrive pas à enclencher véritablement son essor. À Kolofata par exemple, on se sent vite attristé, éprouvé, voire écœuré. Maisons délabrées, rareté des points d’eau, routes désuètes: la misère s'affiche partout dans une société qui semble avoir perdu ses repères sans en avoir trouvé d'autres.

Dans les histoires individuelles, c’est toujours la vulnérabilité aux attaques de Boko Haram qui revient comme cause de pauvreté. Dans certains quartiers de la ville, on rencontre des gens qui vivent des situations souvent sans-issues. Certains ont baissé les bras. D'autres se battent. D’autres encore semblent ne pas avoir conscience de leur situation. Et puis, il y a aussi de nombreux acteurs sociaux, tour à tour enthousiastes, découragés, utopistes puis réalistes. Il y a ceux qui croient au ciel. Il y a ceux qui choisissent de ne pas y croire.

Il y a ceux qui n'y pensent même pas tant ils sont occupés à survivre au lieu de vivre. Il y a ceux qui ont les yeux enfoncés et les traits tirés, révélateur de journées d’inquiétude et de nuits difficiles. Il se murmure même que dans des villes comme Maroua, Mora Kreawa ou Kolofata, la drogue fournie par des contrebandiers fait rage.

«Combiné à l’insécurité alimentaire, tout cela a systématiquement des impacts immédiats en termes d’espérance de vie des populations. Avec la misère, l’espérance de vie n’est pas en bonne santé dans la région: 28 % des gens meurent tôt; entre 35 et 50 ans», alerte un fonctionnaire ayant requis l’anonymat au bureau des statistiques, à la délégation régionale de la Santé publique pour l’Extrême-Nord.

Regards

Tout en se gardant d'y voir une chaîne mécanique de responsabilités, Mohamadou Dabo Oumarou pense qu’il n'est pas inutile de porter au jour le lien entre le bien-être des populations de l’Extrême-Nord et la décentralisation. «En leur offrant la possibilité de penser leur trajectoire de vie, le gouvernement apporterait des réponses simples à des questions compliquées», pense le sociologue, point focal d’une ONG internationale à Kolofata.

Il ajoute: «Quand des projets d’infrastructures de base sont pensés ailleurs, ici à Kolofata certaines personnes bloquent des initiatives et prolongent des statu quo d’enfermement indépassables pour longtemps. Ce processus de fermeture, producteur d’enclave dans le déploiement spatial des pouvoirs publics bride des énergies, ou, pis encore, maintient les communautés dans un état de délaissement mortifère». Pour Mohamadou Dabo Oumarou, ce détail permet de comprendre l’incohérence entre le risque réel de pauvreté, qui diminue, et la perception de ce risque, qui augmente paradoxalement.

«Il me semble que l’on n’a pas tenu compte des mutations sociologiques de la pauvreté ici à l’Extrême-Nord. Le rajeunissement, la féminisation et l’urbanisation des populations pauvres sont pourtant des phénomènes connus. S’y ajoutent maintenant un chômage de longue durée qui frappe la jeunesse et l’éventualité, après avoir tout perdu dans la crise sécuritaire, de devenir plus pauvre», théorise-t-il.

Dans la suite, l’on apprend que «partout dans l’ExtrêmeNord actuellement, les pauvres sont en réalité les victimes aléatoires des politiques pensées par d’autres personnes qui n’impliquent pas suffisamment les populations dans leurs stratégies opérationnelles. Et là, il faut qu’on arrête de faire croire que les solutions à la pauvreté à l’Extrême-Nord sont nécessairement globales et relèvent uniquement des dispositifs étatiques».

Privés absents

Derrière cet ensemble, il se manifeste chez beaucoup la conviction que dans l’effort de lutte contre la pauvreté à l’échelle de la région, le secteur privé n’est toujours pas prêt à croire à une meilleure coordination avec le public. Dans plusieurs localités, cette vérité est dite par ceux qui la vivent.

«Depuis que notre région a été classée zone économiquement sinistrée, l’attractivité pour les investisseurs privés n'est pas flagrante. Le schéma classique pour les infrastructures où le public donne l'impulsion, le privé assurant la mise en œuvre, ne fonctionne pas toujours. Beaucoup se plaignent des risques anormalement élevés que les acteurs publics ont tendance à faire porter au privé dans un projet», dénonce Nabil Marwan, économiste, natif de Gaklé, au sud de Maroua.

«Tout porte à croire que une accumulation d’obstacles se maintiennent à la grande échelle cartographique des bureaux publics où se concentre toute l’énergie des individus avides de gérer des fonds», soupçonne-t-il. En clair, dans la conduite des politiques de développement à l’Extrême-Nord, le «monde public» semble fermé sur soi, sur ses rivalités internes, ses problèmes et ses enjeux propres.

Compris comme manque d’articulation entre les acteurs étatiques et opérateurs privés, le problème cerné expose une situation négative, «reflet de l’existence d’un pôle de décisions enserré dans la bureaucratie», selon Nabil Marwan. Un décor se campe: d’un côté, une pauvreté dont les effets passent du simple au double, qui fragilise durablement les populations et qui s’accompagne de records dans la montée du chômage, le nombre de déplacés des villages vers les centres urbains.

De l’autre, des stratégies opérationnelles qui, soufflet-on, engloutissent des sommes effarantes. Renforçant le sens de l’absence des populations locales dans l’élaboration de certains projets à fort impact communautaire, Mohamadou Dabo Oumarou déplore également celles des politiques.

«Comme les grands tribuns, les hommes politiques capables de comprendre et d'exprimer les attentes et les revendications des populations se font de plus en plus rares à l’Extrême-Nord. Occupés à s’auto-désigner dans les débats de télévision ou des conclaves d'appareil, ils sont prisonniers d'un entourage rassurant de jeunes technocrates qui souvent ignorent à peu près tout de la vie quotidienne de leurs concitoyens et à qui rien ne vient rappeler leur ignorance. Malgré le coefficient médiatisation dont ils bénéficient, l'effet qu'ils produisent dans les communautés est d'autant plus pernicieux qu'ils proposent souvent, sur les sujets, des descriptions et des analyses hâtives, et souvent imprudentes».