Vers la fin de leur vie, plusieurs artistes camerounais sont réduits à la mendicité. Le cinéaste Pierre Bekolo analyse la situation.
POURQUOI LES ARTISTES MEURENT PAUVRES AU CAMEROUN?
Depuis les élections présidentielles de 2011, je propose un pacte culturel aux différents candidats à l’élection présidentielle, comprenant dix propositions pour améliorer la vie des artistes au Cameroun. En 2018, seul le candidat Maurice Kamto l’a signé, et je l’en remercie au nom des centaines de milliers de Camerounais pétris de talent qui errent dans nos rues, nos villages ou vivent en exil. Pourquoi ? Comment accepter qu’il n’existe toujours aucun bureau chargé d’identifier, de soutenir et de promouvoir le génie camerounais ? Comment comprendre que nos artistes, inventeurs et créateurs soient obligés de partir, alors que leur talent pourrait nourrir l’économie, l’emploi et la fierté nationale ? Pourquoi, ici, être artiste signifie-t-il être condamné à la misère ou à l’exil ?
Revisitons les modèles économiques de l’artiste au Cameroun. J’en ai répertorié cinq :
Le premier modèle repose sur l’État camerounais qui, à travers certains ministères et principalement le Ministère de la Culture, finance des événements culturels par exemple a l’occasion de la fete nationale et rémunère les artistes pour leurs prestations. Cependant, ces financements sont faibles et irréguliers, laissant une majorité d’artistes dans la précarité. Il fut un temps où la television nationale rémunérait les artistes pour leurs passages aux emissions de divertissement, mais ca c’était avant.
Le deuxième modele économique de l’artiste est celui des institutions culturelles étrangères, comme l’Institut Français et l’Institut Goethe, qui jouent un rôle important dans le financement des artistes et leurs projets. Cependant, leurs motivations diffèrent. La France par exemple rattache l’Institut Français à son Ministère des Affaires Étrangères, instrumentalisant ainsi la culture à des fins politiques, comme l’a révélé le rapport sur son rôle dans la guerre du Cameroun. L’Institut Goethe, en revanche, fonctionne sur un modèle économique plus indépendant, s’appuyant sur le rêve des Camerounais d’aller étudier en Allemagne. Il finance ses activités grâce aux cours d’allemand, payés par environ 1 000 Camerounais à hauteur de 400 000 FCFA chacun, générant ainsi 400 millions de FCFA par an. Une somme qui dont une infime partie reste au Cameroun pour financer les activités culturelles et les artistes locaux.
Le troisième modèle économique repose sur les espaces de commerce (bars, restaurants, boîtes de nuit) qui sollicitent des artistes moyennant des cachets ponctuels, appelés « gombo ». À cela s’ajoute le « farotage », où des spectateurs émus viennent donner à l’artiste dans un panier ou sur son front de l’argent pour l’encourager après avoir esquisse quelques pas de danse.
Dans un autre cas, des promoteurs ou les artistes organisent eux-mêmes des spectacles ou concerts en louant des salles et du matériel, en assurant la promotion et la vente de billets. Ce modèle est risqué et demande un investissement initial important, souvent sans possibilité d’accès au crédit. Peu de promoteurs et d’artistes parviennent à remplir les salles et à rentrer dans leurs frais en tirer des bénéfices.
A cela se rajoute un problème majeur dans cet écosystème est la relation toxique entre artistes, que je qualifie de "panier à crabes". L’artiste qui accompagne un autre artiste (musicien, comédien, réalisateur, etc.) ne cherche pas à bâtir une économie collaborative, mais à lui soutirer de l’argent. Comme aucun des deux ne dispose de véritable source de financement, cela crée un cercle vicieux où l’artiste devient la cible financière d’un autre artiste fauché. Pendant ce temps, les vrais flux financiers (marques, État, plateformes de streaming, mécénat international) restent inaccessibles ou captés par d’autres acteurs mieux structurés. Cette guerre de survie empêche les artistes de construire une industrie rentable.
Le quatrième model est celui. De Bolloré, qui via l’exploitation du bois camerounais, transforme cette ressource en France et utilise ces bénéfices pour financer Canal+. Cette chaîne achète un épisode d’une série à seulement 400 euros (environ 262 000 FCFA), soit un salaire moyen par personne de 13 100 FCFA par episode pour un producteur qui doit employer disons une vingtaine de personnes comédiens et techniciens pour produire un episode. Pendant ce temps, les Camerounais s’abonnent à Canal+ pour 5 000 FCFA par mois. Avec 100 000 abonnés par exemple, cela génère 500 millions de FCFA par mois (soit 6 milliards de FCFA par an). Ce qui est absurde est que Bolloré gagne de l’argent deux fois : en exploitant le bois camerounais et en vendant du contenu aux Camerounais. Les producteurs camerounais travaillent le « kon » et les consommateurs camerounais financent eux-mêmes leur propre exploitation en payant un abonnement à Canal+.
Enfin il faudrait s’intéresser au modele du secteur publicitaire qui devrait représenter pour les artistes une manne financière importante. La majorité des affiches publicitaires dans nos rues et des spots qui passent a la television sont produits à l’étranger (France, Afrique du Sud..), privant les réalisateurs, comédiens, photographes, designers, maquilleurs, techniciens et artistes locaux de revenus substantiels. Les entreprises locales et multinationales vendent pourtant leurs produits aux Camerounais, mais sans employer les talents locaux pour leurs campagnes publicitaires. Résultat : l’argent des consommateurs camerounais finance des productions étrangères, au lieu de faire vivre les artistes locaux
Contrairement à d’autres secteurs économiques, la culture est totalement abandonnée au Cameroun. L’artiste y est condamné à la misère par l’absence de politiques structurantes. Pire encore, l’artiste est instrumentalisé par les pouvoirs publics, parfois utilisé comme un simple divertissement comme, lors de ces reunions politiques ou on entend souvent demander « il n’ y a pas de femmes dans la salle? » Des femmes d’ambiance à qui on demande de venir chanter. Voila a quoi sert la culture. Voilà à quoi leur sert la culture qui pour l’establishment est un outil de distraction plutôt qu’un levier de transformation social, politique, économique et culturel. En cette année 2025 de l’élection présidentielle, je me demande encore quelle action mener au-delà du pacte culturel pour changer cette dynamique.
---Texte tiré de ma contribution à l'Atelier organisé par l'ACTICCC (Groupement des Acteurs des Industries Creatives Culturelles du Cameroun) sur la recherche de modèles économiques adaptes aux ICC - "Monetiser votre créativité: Strategies et opportunités pour les industries culturelles et creatives qui s'est déroulé hier dimanche 16 février lors du Ubuntu InkArt Festival en presence de Elise Mballa Meka, Sam Mbende, Blaise Etoa, Yves Eya'a, Fabiola Ecot, Jacques Greg Belobo, Christelle Noah, Isidore Tameu )---