Le père de Yannick Noah, Zacharie, ayant tiré sa révérence, l’ex-tennisman devient le chef d’un clan qui, en trois générations, s’est imposé dans les plus hautes sphères du pays.
Sex machine, de James Brown, Rédemption song, de Bob Marley… C’est en reprenant ses titres préférés que Yannick Noah, 56 ans, rend un dernier hommage à son père.
Ce 18 janvier au soir, Zacharie Noah vient d’être inhumé lors d’une cérémonie grandiose dans la propriété de la famille, située au nord de Yaoundé. Politiques, avocats, restaurateurs, cinéastes… Des personnalités de tous les milieux sont venues lui dire adieu au Noah Country Club, une oasis de verdure de plusieurs hectares aux allures de parc d’attractions, parsemée de vastes pelouses, de courts de tennis, de terrains de basket, de piscines et de villas cossues.
Le président Paul Biya s’est fait représenter par le maire de la capitale, et une demi-douzaine de membres du gouvernement ont fait le déplacement, tout comme Ibrahim Mbombo Njoya, le sultan des Bamouns, proche de la famille. En 2009, le clan avait soutenu le projet de construction du musée des rois bamouns, aujourd’hui presque achevée, à Foumban (Ouest). Le monarque n’a pas oublié.
Épicurien
Les amis du défunt se remémorent la vie d’épicurien de « Tonton Zac ». Ils saluent l’inextinguible soif de vivre de cet éternel jeune homme, qui aurait eu 80 ans le 2 février, la tranquille indifférence de ce libertin face au qu’en-dira-t-on. Pêle-mêle, ils évoquent son horreur de la politique, son refus des hochets et des mondanités, son phrasé à l’accent si particulier… L’avocat Charles Nguini, membre de la famille et président local de l’ONG Transparency International, déguste un cigare en mémoire du disparu, qui ne pouvait y résister.
D’autres, plus discrets mais non moins chagrinés, reviennent sur des moments privilégiés avec le patriarche, entre parties de golf et virées en Harley-Davidson vers le sud, pour aller faire du bateau à Kribi, la villégiature balnéaire du clan.
Étrange soirée au cours de laquelle un invité réclamera « un pétard » et qui marque la fin d’une époque. Zacharie ayant tiré sa révérence, c’est Yannick qui reprend le flambeau de la tribu Noah. Très populaire dans l’Hexagone – il a longtemps figuré parmi les personnalités préférées des Français – l’ex-tennisman l’est tout autant sur la terre de ses ancêtres.
Même si la double nationalité y est interdite, il possède un passeport camerounais, adopte l’accent local et baragouine l’ewondo, la langue paternelle. Il prend aujourd’hui la tête d’une dynastie qui s’est hissée au rang des familles les plus puissantes et les plus fortunées du pays.
Fibre entrepreneuriale
À l’origine, il y eut le fondateur, le grand-père, Simon Noah Bikié, le « Papa Tara » célébré par Yannick en chanson. C’est lui qui insuffle au clan sa fibre entrepreneuriale. Homme d’affaires, il investit dans le transport de marchandises par camion. Dans son sillage, la tribu comptera de flamboyants capitaines d’industrie, à l’instar de Louis Yinda, époux d’Yvette, l’une des petites-filles du patriarche. Aujourd’hui encore, il est l’inamovible patron de la Société sucrière du Cameroun (Sosucam), une agro-industrie qui produit 130?000 tonnes d’or blanc par an, détenue à 72,72 % par le groupe français Somdiaa.
S’il connaît bien le monde des affaires, « Papa Tara » prend soin de se tenir éloigné de la politique et de ses vicissitudes. Il laisse certes sa fille Henriette épouser Simon Pierre Tchoungui, qui deviendra Premier ministre du Cameroun oriental (francophone) de 1965 à 1972, mais garde ses distances en toutes circonstances. Même en 1983, lorsque son petit-fils, récent vainqueur de Roland-Garros, débarque de l’avion de François Mitterrand en visite au Cameroun. La politique finit pourtant par le rattraper.
Loin des élites politiques
Au petit matin du 6 avril 1984, il tombe sur un barrage formé par une escouade de militaires de la garde républicaine mutinés. Pensant que l’on reconnaîtra sans peine sa voiture, il ne s’arrête pas. Mais les hommes en armes lui tirent dessus. Il sera ainsi l’une des premières victimes civiles de la sanglante tentative de coup d’État visant à chasser le président Paul Biya, arrivé au pouvoir à peine deux ans plus tôt.
Mais sa famille garde cette défiance de la politique en héritage. Lorsque le pouvoir offre à l’un de ses fils, Jean Gaston, le fauteuil de délégué du gouvernement de Yaoundé (maire nommé), un siège très convoité par les grandes familles de la capitale, cet ancien directeur général du Mont Fébé, le fleuron de l’hôtellerie camerounaise, décline.
Et aujourd’hui encore, les Noah perpétuent une certaine défiance vis-à-vis du conformisme bourgeois de l’élite politico-administrative de Yaoundé. Bien qu’il ait publiquement soutenu la gauche française, s’affichant aux côtés de Ségolène Royal en 2007 puis de François Hollande en 2012, Yannick n’a ainsi jamais pris position sur des questions de politique intérieure camerounaise.
Le gagnant du grand Chelem
Le clan va en revanche très tôt s’aventurer sur le terrain du sport. C’est d’abord Zacharie, fils de Simon Noah Bikié, qui lance le mouvement. Scolarisé au lycée Marcel-Roby, à Saint-Germain-en-Laye, le jeune homme se passionne pour le football et passe professionnel. En 1961, un an après la naissance de Yannick, il remporte la Coupe de France avec Sedan.
Puis il est sélectionné pour évoluer au sein des Lions indomptables. La famille se transforme en fan-club, et « Papa Tara » prend les aventures footballistiques de son fils très à cœur. Au point que, lorsque le jeune joueur est blessé, taclé par un adversaire lors d’un match contre le Nigeria à Yaoundé, il menace de le venger à coups de carabine.
En digne fils de son père, Yannick se hisse rapidement vers le haut niveau. Mais il préfère la terre battue aux pelouses des stades. En 1971, à l’âge de 11 ans, il est repéré par l’ancien joueur de tennis américain Arthur Ashe, de passage à Yaoundé. Ses parents l’envoient alors à Nice, en France, poursuivre un cursus combinant études et raquette. À 23 ans, en 1983, il remporte le tournoi de Roland-Garros. C’est la première victoire d’un tennisman noir dans l’histoire du Grand Chelem. Et d’un Français depuis 1946.
Il est d’ailleurs encore à ce jour le seul joueur issu de l’Hexagone à avoir remporté un tournoi du Grand Chelem de l’ère Open en simple messieurs. Devenu ensuite capitaine de l’équipe de France de Coupe Davis, il enchaîne avec deux victoires en 1991 et 1996. Une performance réitérée avec l’équipe de France de Fed Cup en 1997. Parallèlement, il se lance dans la chanson, avec le tube Saga Africa. Une deuxième carrière qui sera couronnée de succès, avec pas moins de 11 albums à son actif.
L’affaire des primes
Chaque épisode de la saga Noah semble ainsi être destiné à susciter la ferveur populaire. Et même dans la tourmente, le clan reste soudé. En 2006, Zacharie monte au créneau lorsqu’éclate l’affaire des primes supposément empochées par son fils au ministère des Sports, en tant que préparateur psychologique des Lions indomptables.
Ayant appris que l’État avait « octroyé » 17 millions de F?CFA (près de 26?000 euros) à Yannick à l’insu de ce dernier, le père pressent un coup tordu visant à entacher l’honneur de son fils. Même si le ministre des Sports, Philippe Mbarga Mboa, est un cousin, Noah père lui vole dans les plumes.
Par la suite, il se précipite à la radio pour stopper la polémique en annonçant sous la forme d’un démenti catégorique que son fils n’avait accepté le poste auprès des Lions qu’à la condition de payer lui-même ses frais. Bénévolement. Le scandale aboutit au limogeage dudit ministre. L’affaire a visiblement laissé des traces puisque, redevenu entre-temps ministre sans portefeuille à la présidence, ledit cousin a boudé les obsèques de Zacharie…
Mais rien ne semble vraiment pouvoir ébranler l’unité de ce clan fier de son métissage, qui a bâti son succès à la force du poignet. « Comptez d’abord sur vous-mêmes et soyez la force du groupe », tel était le credo de « Tonton Zac ».