Mon royaume pour une guitare est un premier roman. Son auteur Kidi Bebey est journaliste, éditrice et écrivain pour la jeunesse. Dans ce roman qui est à la fois un témoignage et un récit d’apprentissage et de découverte de soi, la romancière franco-camerounaise rend hommage à son père Francis Bebey, artiste majeur qui a occupé une place à part parmi la diaspora africaine de Paris.
Romancier, poète, musicologue africaniste, haut fonctionnaire international, journaliste, Francis Bebey (1929-2001) était beaucoup de choses en même temps. C’est en étoile filante que ce Camerounais aux semelles de vent a traversé le firmament de la littérature africaine, en publiant coup sur coup dans les années 1960-70 cinq romans, à la jonction de contes, poésies, polars, journalisme et roman social. Les lecteurs de la littérature africaine se souviennent de lui comme l’auteur du Fils d’Agatha Moudio (Clé, 1967), roman qui remporta en 1968 le grand Prix littéraire de l’Afrique noire.
La grande passion de la vie de Francis Bebey fut sans doute la musique, qui l'amena à voyager à travers l’Afrique, à la recherche de genres musicaux et d’instruments les plus insolites qu’il fera entrer dans le patrimoine mondial en sa qualité de directeur de la musique de l’Unesco. En 1973, Francis Bebey démissionnera de son poste de haut fonctionnaire international pour se consacrer à plein temps à la musique et à la chanson. Il produira une trentaine d’albums, comportant des chansons devenues pour certaines des tubes en Afrique. Il monta également sur scène pour des récitals à Paris, à New York et à travers plus d'une cinquantaine de pays dans le monde. « Il y avait à la maison de la musique comme s'il en pleuvait », raconte Kidi Bebey qui vient de publier Mon royaume pour une guitare, un roman où elle raconte l'histoire de son père, en réinventant parfois le vécu. Entretien.
RFI: Mon royaume pour une guitare. Quel sens faut-il donner à ce titre si shakespearien ?
Kidi Bebey: C’est un clin d’œil à Richard III dont est extrait la phrase « Mon royaume pour un cheval ». J’ai fait des études de lettres et cette référence à Shakespeare est une façon de me situer en littérature. Je suis Africaine, mais nourrie de cette grande littérature occidentale qui m’a construite. En écrivant ce roman dédié à mon père, je me suis souvenue de la pièce de Shakespeare, même s’il y a beaucoup de différences entre le roi shakespearien et le personnage central de mon livre. Le royaume de mon père n’était pas géographique, mais celui de l’imagination et du souvenir. Ce royaume renvoie aussi à tout ce qu’il avait accompli dans sa vie professionnelle en tant que journaliste, romancier et musicologue à l’Unesco et qu’il a abandonné pour repartir dans le vaste monde, avec pour seul compagnon sa guitare. La pièce de Shakespeare raconte, autant que je m’en souvienne, les heurs et malheurs d’un roi qui, lui aussi, fait le choix de partir au terme de la grande bataille de sa vie, qu’il a perdue. Le cheval, comme la guitare, c’est la métaphore du monde qu’il lui reste à découvrir.
Qui était Francis Bebey ? Quel genre de personnage était-il ?
C’était mon père, un père aimant, qui pouvait être à la fois sérieux et joyeux. Il aimait beaucoup rire. Jeune fille, j’étais plutôt susceptible et taciturne. C’est avec lui que j’ai appris à rire. Il me disait que l’humour était une ressource importante pour prendre de la distance avec les problèmes de la vie. Savoir rire ne l’empêchait pas de faire avec sérieux ce qu’il avait à faire, sans toutefois se prendre au sérieux. Il était avant tout un artiste, un vrai artiste pour qui il n’y avait pas de frontières entre l’art et la vie. Il cherchait dans la musique des réponses aux questions qu’il se posait en tant qu’être humain.
Sa démission de l’Unesco pour se consacrer à plein temps à la musique était un moment crucial de la vie de vos parents et pour l’ensemble de la famille. Quel souvenir gardez-vous de ce moment ?
Mon père avait plus de 40 ans quand il a décidé de quitter l’Unesco pour se consacrer à la musique à plein temps. Les quelques récitals qu’il avait donnés alors qu’il travaillait encore, avaient chaque fois été un succès. Il recevait de plus en plus de propositions pour se produire sur scène. Malgré tout, c’était une décision difficile à prendre avec cinq enfants à nourrir et une femme au foyer. Autant que je m’en souvienne, c’est dans la voiture, au retour des vacances, en 1974, qu’il a annoncé aux enfants sa décision d’arrêter l’Unesco. Maman était d’accord. Ce qui a été difficile, je crois, c’était surtout de se dire que ce qui était jusque-là un passe-temps allait devenir un métier. Mais il ne pouvait pas faire autrement que d’assumer son appel intérieur et d’être soi-même.
Comment s’est organisée cette nouvelle vie de musicien à plein temps ?
J’ai le souvenir des moments très heureux dans le salon de notre appartement où se composait la musique et où les albums naissaient. Quand je revenais de l’école, mon père me racontait comment il avait travaillé, les sonorités qu’il avait cherchées et trouvées ou pas trouvées. C’était une véritable quête qui s’incarnait à travers des instruments très différents : guitare, banzo, saxo, sanza, flûte pygmée à une seule note. Parfois, il n’y avait même pas d’instruments. Il pouvait produire de la musique en faisant cliqueter une bouteille de jus de fruits avec une cuillère. Son travail à l’Unesco l’avait conduit en Afrique pour répertorier les différents instruments et formes musicaux du continent. Il me semble qu’en tant que musicien, il réinvestissait ces techniques africaines, avec l’idée que la musique était avant tout la recherche des sons et des effets. On est loin de la grande musique occidentale fondée exclusivement sur la recherche de la beauté des sons.
Depuis combien d'années portez-vous ce projet de roman ?
Depuis très longtemps. En fait, c’est en écoutant les autres, les amis de la famille, mais aussi des historiens comme Achille Mbembe qui en savaient plus que moi sur l'histoire de ma famille et son lien avec la grande Histoire du Cameroun, que j'ai pensé qu’il fallait aussi que je raconte ma vision de cette histoire familiale, avec ses non-dits et ses légendes. L’un de ces non-dits concernait, par exemple, le retour au Cameroun que mes parents avaient quitté dans les années 1950 pour venir s’installer en France, mais toujours avec cette idée chevillée au corps qu’un jour nous retournerions au pays. P
endant longtemps, pour moi, comme pour mes frères et sœurs, ce retour allait de soi. Est-ce que nous n’apprenions pas le douala afin de pouvoir nous adapter à l’environnement camerounais une fois rentrés au pays ? Nous vivions provisoirement en France. Et puis, le provisoire a duré. Pourquoi ? La question n’a jamais été abordée très clairement. J’imagine que c’est la vie qui fait qu’on prend parfois une route plutôt que l’autre qu’on avait prévu d’emprunter. J’avais envie de raconter l’histoire de notre famille camerounaise installée au cœur de Paris, celle de mes parents et à travers eux celle de cette génération d’Africains venus en France après la guerre, qui avaient connu la colonisation puis qui ont su transcender cette période. J’ai fait plusieurs essais, en me posant la question s’il fallait garder les vrais noms des personnages ou les masquer. J’ai finalement trouvé ma voix quand j’ai compris qu’il fallait garder les noms pour que les lecteurs s’y retrouvent, sans que pour autant ce choix soit la garantie de la véracité des événements rapportés dans ces pages.
En effet, quelle est la part de fiction et quelle est la part du réel dans ce roman ?
J’ai envie de dire qu’il y a la fiction pratiquement à chaque page et elle se mélange avec le vécu que je réinvente avec mon imagination. Je voulais écrire un roman et non un témoignage. Le livre est fait de drames réels que ma famille a traversés et d’histoires que je me suis souvent racontée pour m’expliquer le monde à moi-même. Par exemple, cela m’a amusée d’imaginer qu’il pleuvait le jour de ma naissance ou de mettre en scène mon père déclarant sa flamme à celle qui deviendra ma mère. Cette fiction, enlève-t-elle quelque chose à la teneur du vécu ou à l’authenticité des personnages ? Je ne crois pas.
Vous vous présentez comme une écrivain franco-camerounaise. Qu’est-qu’être Franco-camerounaise ?
Je suis née en France, je suis française par mes papiers. Mais j’ai deux pays : la France où j’ai grandi, pays qui m’a structurée et le Cameroun d’où viennent mes parents. Certes, l’Afrique, je ne la connais pas très bien, mais c’est un continent qui m’intéresse et m’interpelle. J'ai étudié sa littérature. J'y ai beaucoup travaillé et circulé lorsque je dirigeais des magazines pour la jeunesse. Je m'intéresse à l'Afrique et je m'y sens chez moi. C’est ce rapport d’intérêt que je tente d’affirmer en me déclarant Franco-camerounaise, plutôt que seulement Française.
En même temps, je suis consciente que ces références géographiques ne nous définissent guère. Elles ne disent pas ce que nous sommes réellement. Je suis aussi, entre autres, une maman, un écrivain et parfois encore cette petite fille qui a trouvé la clef des richesses du monde en écoutant la musique que faisaient mon père et ses amis dans notre appartement du XIIIe arrondissement transformé en studio le temps d’enregistrement d’une chanson...