Opinions of Tuesday, 14 November 2017

Auteur: Archille Mbembe

Achille Mbembe donne les raisons de son exil

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Trop de livres dans le bureau. Trop de documents aussi. Avec l’aide d’un assistant, j’ai donc décidé de me débarrasser de ce qui ne sert plus à rien. Il ne s’agit pas seulement de livres, mais aussi de toutes sortes d’archives.

Je parcours en particulier celles qui ont servi de base à mes travaux sur l’Union des populations du Cameroun au début des années 1980. Il y a la des textes de Ruben Um Nyobe. Puis cette photo qui m’avait été donnée par l’un de mes informateurs en pays bassa fin 1980.
De gauche à droite: Jacques Bitjoka, Martin Inack Ndjoky, Jean Nonga Yomb, Silas Mbong Bayem, Theodore Mayi Matip et Jean Nthep.
La photo est prise en 1959-1960. Um a été assassine. La Sanaga Maritime est saccagée et rentrera désormais dans un processus de marginalisation et de demembrement qui durera sous le règne d’Ahidjo et se poursuit aujourd’hui.
Un processus dit de ‘réconciliation’ est alors mis sur pied qui rassemble les frères ennemis d’hier. La figure de Um, bien qu’officiellement éradiquée, survivra dans la conscience et la mémoire.

Jeune étudiant de doctorat en 1983, je rassemble ses écrits et les publie aux Éditions L’Harmattan à Paris. Le livre est banni au Cameroun. Quelques semaines plus tard, je reçois une convocation du Service de Documentation (SEDOC) dirigé à l’époque par nul autre que Jean FOCHIVE de sinistre mémoire. Il me donne l’ordre de me présenter à ses bureaux.

Dans une lettre rédigée dans la foulée, j’accuse réception de son courrier. Je lui fais savoir qu’étant à Paris pour mes études, il ne m’est pas possible de répondre à sa convocation dans les délais exigés, mais que je ne tiens à sa disposition au cas où ses services prendraient à leur charge le coût de mon billet d’avion.
Aucune réponse ne s’ensuivit. Mais je savais que je venais, ce faisant, de signer mon exil loin du pays qui ne vit naître.

e quittai Paris un matin. Septembre 1988. Direction New York. C’était le 13 septembre. Dès mon adolescence, j’avais appris à me souvenir du 13 septembre. Par cœur. De la bouche de ma grand mère Suzana NGO YEM. Tout petit, j’avais vaguement entendu parler de Um. Ils évoquaient son nom en chuchotant, les adultes. C’est elle qui lui donna voix et visage, à travers ses chants de lamentation. Auprès d’elle, par sa manière d’arracher Um du feu de l’oubli, je compris très vite, comme le rappelait en d’autres circonstances Cheikh Hamidou Kane, que l’on pouvait vaincre sans avoir raison.
Plus tard, en conduisant mes recherches et en revisitant les innombrables traces laissées par écrit par les acteurs de l’époque, je compris à quel point le mouvement anticolonialiste camerounais accorda une place centrale à cette ‘affaire de raison’.
Dans la langue des Bassa du Sud Cameroun, le procès de la libération (Nkaa Kunde) devint le procès de la raison, le procès au terme duquel le tribunal dirait qui a raison. Je compris que ce qui portait Um et les siens, c’était la foi en la raison; l’intime conviction (Hemle) qu’ils avaient raison. La conviction selon laquelle puisqu’ils avaient raison, ils étaient dans leur bon droit. Et par conséquent ils vaincraient.
Rien de tel n’eut lieu. Et on sait ce qui s’est passé par la suite. Et qui, aujourd’hui, dure encore.
Je quittai donc la France pour New York. Ainsi commença l’aventure américaine. Quelques mois auparavant, il m’avait été offert un poste de professeur assistant au département d’histoire de Columbia University.

Ci-dessous un exemplaire du syllabus pour le cours que je donnais sur la civilisation occidentale. Dans la bonne tradition humaniste, il fallait les enseigner tous - Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, Augustin et les autres. L’histoire comme discipline ne suffisait pas tant qu’elle n’était pas adossée à cette archive profonde - les archives de la civilisation occidentale.

J’enseignais ce cours pendant trois ans ( et plusieurs autres d’histoire africaine). La nuit, cependant, je lisais l’histoire des Negres aux États-Unis.
Je n’ai jamais passé autant de temps avec les livres. Il y en avait partout autour de moi. Certains jours, je tombais littéralement de sommeil la nuit venue, un livre à la main et trois ou quatre autres sur le lit.