Sans attendre ni quémander l’aide de qui que ce soit, les Africains devraient travailler dur pour sortir de la pauvreté et de la dépendance, étant donné les nombreuses incongruités endogènes et exogènes, naturelles et accidentelles, qui les maintiennent au fond du gouffre. Mais nos dirigeants politiques sont-ils conscients de leur grave forfaiture lorsqu’ils choisissent, à travers des postures velléitaires, de s’occuper de l’essuie-glace au lieu d’aller droit au moteur en panne ? Un pays est en effet comme une voiture, et ses dirigeants comme les mécaniciens-chauffeurs attitrés de ce véhicule. Il s’ensuit que ce sont ces derniers qui devraient rendre des comptes quand les choses vont mal, sauf s’ils ne sont que des marionnettes manipulées par des acteurs de l’ombre.
I-Quand tout est devenu pala pala
Chacun peut constater, sans verser dans le catastrophisme, que presque tout est pala pala chez nous. Cette expression, popularisée par la chanteuse camerounaise Mani Bella, signifie désaxé ou détraqué. Elle décrit la bizarrerie de tout comportement ou situation où l’écart est devenu la norme, où de gros efforts sont gaspillés sur l’accessoire, où les non-dits sont plus respectés que les lois et règlements, etc. Au Cameroun, les coupures intempestives d’eau et d’électricité, tout comme les récurrentes inondations et leurs conséquences, constituent les manifestations dramatiques de ce détraquement systémique.
Mais en s’abstenant de prendre dans chaque cas le taureau par les cornes, le système gouvernant refuse de s’occuper du moteur et change plutôt l’essuie-glace. Pas de surprise donc, quand on lit les journaux ou regarde la télévision, de voir défiler à longueur de journée toutes sortes d’images déprimantes mais révélatrices sur notre pays. Parmi les plus poignantes, signalons les nombreux accidents de la route avec au bilan des milliers de victimes en termes d’estropiés, de mutilés et de décédés ; les sempiternels mais toujours provisoires travaux d’aménagement urbain, avec sur le carreau plusieurs familles déguerpies à la merci des intempéries ; les drames de l’émigration clandestine avec des centaines de milliers de naufragés en Méditerranée et de disparus au Sahara; la désespérance sociale enflée par l’insécurité et la criminalité qui alimentent de violents fanatismes et extrémismes ; plusieurs générations d’hommes et de femmes contraints au chômage jusqu’à l’âge de la retraite par une économie nationale titubante et claudicante; les services sociaux d’assainissement, d’éducation et de santé aux infrastructures ostensiblement dépassées, délabrées ou submergées, souffrant visiblement d’un déficit criant de vision et de prévision, etc.
Cela devient franchement inquiétant quand on retrouve ce pala pala à des niveaux élevés de l’Etat, d’où il semble corroder le reste du pays. En voici quelques exemples. Dans le Cameroun bilingue français-anglais, les experts en éducation attendent depuis 1961 l’émergence d’un système éducatif national mieux adapté à notre contexte et fusionnant les meilleurs éléments du sous-système anglophone et ceux du sous-système francophone.
Mais après de timides retouches cosmétiques, le moule éducatif inadapté hérité de la colonisation continue en 2015 à former des chômeurs, dans un pays qui veut aller à l’émergence! Un autre point de crispation remarquable, c’est le problème anglophone. Il s’agit de l’ensemble des revendications formulées sur les ratés, réels ou supposés, de l’intégration linguistique, culturelle et judicaire de la minorité anglophone.
Jusqu’ici aucun cadre n’a été créé par les autorités pour recueillir et examiner ces plaintes, malgré tous les discours mielleux sur l’intégration nationale! Le secteur économique ne se porte pas mieux : sous la dictature d’une grave extraversion structurelle consacrée par le manque de souveraineté alimentaire et monétaire, le pays est devenu le paradis de la brocante et un immense dépotoir de pacotilles, de fripes, de médicaments frelatés et d’autres articles d’occasion importés du reste du monde. Concernant la culture endogène, après 55 ans d’indépendance l’histoire de notre décolonisation reste occultée, nos élites décérébrées, nos langues et traditions méprisées et nos us et coutumes démonétisés, pendant que le ministère de la culture s’occupe des intrigues et des algarades entre les musiciens !
L’organe national en charge des élections, Elecam, minée par une crise de leadership entre son président et son secrétaire général nommés par la même autorité, considéré déjà comme illégitime par certains acteurs politiques, risque de perdre même sa légalité alors que d’importantes élections s’annoncent à l’horizon. La relation avec la France, reconnue comme importante de parte et d’autre, souffrent de plusieurs contentieux non soldés (notamment les massacres perpétrés en pays Bamiléké et Bassa). Notre pays va-t-il prendre au mot François Hollande qui vient de reconnaitre la responsabilité de la France dans ces massacres, et exiger la réparation complète de cet autre moteur? Même dans le domaine du football, où le Cameroun devrait être une référence en Afrique en raison de son brillant palmarès, une guerre larvée sur fond de cupidité mafieuse entre le Ministère des Sports et la Fédération de football a eu le temps de ruiner en profondeur ce secteur prometteur.
II-L’urgence de sortir du système pala pala
Fort heureusement, il ne s’agit pas d’une malédiction. Nous devrions sortir de ce gigantesque dilettantisme en faisant de la politique vertueuse le catalyseur de notre développement. Pour cela, nous avons besoin d’un leadership politique intègre, visionnaire et capable non pas d’utiliser de grands mots, mais de s’attaquer aux grands maux de la société. Cela reviendrait à innover en lançant de courageuses réformes structurelles, en concevant d’autres orientations économiques et culturelles et surtout en construisant l’interdépendance continentale. L’Histoire montre à suffisance que la politique, comme science et art de gouverner, peut servir de vérin pour la transformation positive des nations, lorsqu’elle est pilotée par des leaders providentiels.
Mais cela n’a pas été le cas en Afrique ces dernières décennies, car notre scène politique postcoloniale est truffée d’aventuriers assoiffés de pouvoir juste pour se servir en portant atteinte à la fortune publique et non pour servir leurs concitoyens ni pour faire avancer le pays. Ils comptent sur le tribalisme, la corruption et l’achat des consciences pour se maintenir au pouvoir le plus longtemps possible. Ils ignorent que la politique n’est pas une affaire de gourous illuminés ou exaltés, mais une vocation noble pour ceux et celles qui sont qualifiés et capables – s’ils ont la générosité et les aptitudes indispensables – de créer les conditions idoines à l’épanouissement de tous et de motiver leurs concitoyens à relever les défis existentiels collectifs. Aujourd’hui par exemple, nos pays ont besoin des dirigeants ayant assez de cran pour abandonner la politique du ventre, la navigation à vue et les petits replâtrages trompeurs implémentés depuis les indépendances, pour se lancer à la promotion des secteurs novateurs capables d’accélérer notre croissance. Juste à titre indicatif, il s’agit des chantiers structurants tels que le renouveau culturel, l’environnement et l’Etat panafricain.
La culture endogène comme base identitaire. Nous avons urgemment besoin des leaders politiques capables de réparer notre matrice culturelle endommagée depuis la colonisation. Par une telle refondation, nous allons nous auto-définir en rétablissant notre équilibre psychoculturel que l’indépendance n’a pas pu restaurer. C’est bien sustentés de la riche et vieille civilisation africaine que nous allons entrer dans la modernité du monde du 21ème siècle. Notre visibilité sera assurée dans un monde qui convie les pays au « rendez-vous du donner et du recevoir » dont parlait Léopold Sédar Senghor.
Cette réhabilitation culturelle est un préalable nécessaire et salutaire. Elle va nous faire croître en harmonisant les éléments culturels du terroir avec ceux de l’étranger, et ainsi déconstruire la dichotomie entretenue entre la modernité et la tradition. En sortant de cet imbroglio nous libérons sans complexes notre créativité, conscients du fait que, dans la mondialisation, les industries culturelles (notamment la musique, le cinéma et le tourisme) sont de grands pourvoyeurs de devises. La place centrale de l’environnement.
L’environnement, c’est tous les éléments physiques ou chimiques, biotiques ou abiotiques qui conditionnent notre vie et notre survie en tant que genre humain. Notre devoir aujourd’hui est d’en faire un usage rationnel et durable. L’enjeu est de taille, car loin d’être inépuisables, les ressources naturelles peuvent être réduits, détruits ou pollués par l’action de l’homme. L’environnement devrait être pérennisé comme un tout cohérent, dans le respect des notions comme la chaîne alimentaire, l’équilibre des écosystèmes et la biodiversité naturelle.
Le préserver devient un devoir moral et même une urgence, comme l’a souligné le Pape François dans une encyclique, étant donné toutes les évolutions négatives constatables liées sans doute à l’explosion démographique: les conséquences de la pollution de l’eau (par exemple sur la faune, la flore ou l’activité agricole), le danger que représentent les déchets urbains, le réchauffement planétaire lié aux émissions des gaz à effet de serre, etc. En outre, il existe un lien entre la pollution environnementale et l’augmentation chez les humains de certaines formes de cancer ou d’allergie. Nos dirigeants africains intègrent-ils l’écologie dans leurs actions politiques ?
L’Etat continental comme une centrale d’énergie. Si l’Afrique était une seule entité économique et politique intégrée, elle serait ipso facto une puissance mondiale, avec toutes les conséquences positives qui en découleraient. Nos décideurs politiques devraient s’y atteler toute affaire cessante, car c’est seulement à ce niveau-là que les problèmes transnationaux de développement comme les arts et la culture, la défense et la sécurité, l’éducation, la formation et la recherche, la santé et l’environnement vont trouver les solutions les plus idoines. Bien plus, il y aurait deux avantages immédiats à cette intégration continentale : une plus grande démocratisation pour uniformiser cet ensemble, et une souveraineté plus affirmée, au détriment des « liens privilégiés » souvent envahissants et asservissants entre les ex-puissances coloniales et leurs ex-colonies. Ce serait aussi l’occasion pour les Africains francophones, par exemple, de se débarrasser des jougs anachroniques comme le franc CFA. L’Etat panafricain, en mettant fin à la présente balkanisation du continent, sera un atout inestimable dans notre marche vers l’émergence.
Pour notre décollage définitif, des leaders dont le profil cadre bien avec nos ambitions et avec le monde du 21ème siècle devraient progressivement prendre les commandes dans tous les secteurs. Pour être à la hauteur de cette mission, ils devraient avoir les pieds et le cœur bien implantés en Afrique, mais la tête et l’esprit en plein dans la mondialisation. En clair, ils devraient pouvoir agir localement tout en réfléchissant globalement, conscients de la nécessité de l’interdépendance continentale et mondiale. Ils devraient s’inspirer des pays aujourd’hui émergents – parmi lesquels la Chine, l’Inde ou le Brésil – qui ont vaincu le sous-développement, la misère et même leurs doutes sur eux-mêmes. Les raisons de leur fulgurante montée en puissance sont bien connues : ils ont eu des leaders politiques patriotes, déterminés, compétents et diligents, qui ont consacré leurs meilleurs efforts à concevoir et à implémenter une grande vision pour leur pays. Ces leaders n’ont pas remplacé l’essuie-glace en faisant semblant de s’occuper du moteur.
Si un pays est comme une voiture dont ses dirigeants politiques sont les mécaniciens-chauffeurs attitrés, alors les citoyens sont à la fois les passagers et les fiers propriétaires de ce véhicule. Par leurs bulletins de vote ces passagers-propriétaires ont choisi et recruté leurs pilotes, et s’attendent à être conduits à bon port dans les meilleurs délais.